Mediapart | 27 septembre 2021
En RDC, l’huile de palme au mépris des droits humains
En République démocratique du Congo, l’AFD a financé pendant huit ans une plantation d’huile de palme dont les gérants et la société de gardiennage sont accusés de meurtres et d’accaparement des terres. Avant d’enfin prendre ses distances fin 2020.
Lokutu (République démocratique du Congo).– La plantation de palmiers à huile de Lokutu, en plein cœur de la République démocratique du Congo, est si vaste qu’elle semble abandonnée. Pour dénicher les travailleurs parmi les 20 000 hectares d’exploitation, il faut se laisser guider par le bruit des machettes, aussitôt suivi du lourd craquement d’un régime de noix de palme tombé au sol.
Sur place, Richard est en train d’asséner un coup « de ciseau », une sorte de long hachoir acéré, au niveau de la feuille de palmier. Puis, d’un geste précis, il déloge le fruit convoité de « l’aisselle » de l’arbre. En moins de 20 secondes, c’est fait. Richard, luisant de sueur, ne traîne pas. Et pour cause : pour être payé une journée complète, il doit récolter entre 90 et 110 régimes. Une cadence éreintante pour cet homme de 38 ans qui travaille sept jours sur sept dans la palmeraie, à raison de dix heures par jour pour un salaire quotidien de 1,23 euro – trois fois moins que le salaire minimum en RDC, et en dessous du seuil de pauvreté défini par la Banque mondiale (1,62 euro par jour).
« Si je veux atteindre ce rendement, je dois commencer à 6 heures du matin », glisse-t-il dans un souffle. « Tout doit être fini avant 16 heures, au moment où le camion arrive. Et encore, même avec ce rythme, c’est compliqué. » Au mois de mars dernier, par exemple, Richard assure avoir travaillé à temps plein, mais n’a été payé que pour 21 jours de labeur. « Ce qui me désole, poursuit-il, c’est que même en travaillant très dur, je n’ai pas assez pour nourrir ma famille, ni pour envoyer mes enfants à l’école et payer les fournitures. »
En huit ans, le salaire de Richard a augmenté de 50 centimes d’euro. Dans le même temps, son employeur, la société Feronia, qui produit chaque année 41 000 tonnes d’huile de palme – une agro-industrie accusée de déforestation sauvage dans le bassin du Congo –, a bénéficié de près de 128 millions d’euros d’aide de plusieurs banques européennes. Dont près de 25 millions d’euros versés par l’Agence française de développement (AFD) et Proparco, sa filiale dédiée au secteur privée.
Sollicitée, la direction de Proparco assure que ce projet « répondait à l’une de ses priorités qui est de contribuer à faire croître le secteur agro-industriel en Afrique, en complémentarité et soutien d’une agriculture familiale et communautaire ». Malgré un accompagnement sur huit ans, cet objectif ne s’est jamais réalisé.
Salaire de 51 euros mensuels
L’histoire débute en 2012. À l’époque, le site de production de Feronia est en déshérence. Les plantations, dont l’emprise s’étend sur l’intégralité des terres de la région de Lokutu, sont quasiment à l’abandon : l’usine ne produit alors que six tonnes d’huile de palme par an, et les dettes s’accumulent. Mais près de 8 000 ménages dépendent de l’exploitation. De quoi justifier une demande de soutien financier à des bailleurs internationaux dont la mission est d’améliorer les conditions de vie des populations locales.
En échange de l’aide internationale, Feronia s’engage à mettre en place un plan d’action environnemental et social (PAES), censé bénéficier aux populations locales et aux travailleurs. Une promesse non tenue : Feronia va rester déficitaire jusqu’à sa faillite, en 2020 ; quant au PAES, ses avancées sont très éloignées des standards internationaux.
Au bord de la route en latérite, Ernest, torse nu, se débat pour enfiler une protection en cuir orange qui semble cousue main. L’ouvrier agricole remonte ses gants en plastique bleu jusqu’aux coudes, enfile sa visière de protection et charge sur son dos l’imposant pulvérisateur de pesticides qu’il va devoir déverser autour de plusieurs centaines de palmiers. « Depuis trois mois, nous avons été dotés de masques et de visières et nos tenues sont lavées tous les soirs à l’entreprise », raconte Ernest, qui travaille dans les vapeurs de produits chimiques six jours sur sept depuis six ans pour un salaire mensuel de 51 euros (120 000 francs congolais). Avant, Ernest et le reste de son équipe travaillaient parfois sans chaussures et avec de simples masques chirurgicaux. C’est de retour à la maison qu’ils devaient nettoyer chaque soir leur propre combinaison, imbibée de produits chimiques.
« Ces améliorations sont bonnes pour nous mais elles arrivent trop tard », renchérit Joseph, installé à ses côtés. L’homme s’exprime sous couvert d’anonymat, de peur de subir les représailles de sa hiérarchie, comme ce fut le cas en 2019. À l’époque, des membres de son équipe ont témoigné dans le cadre d’une enquête réalisée par l’ONG Human Rights Watch sur les conditions de travail « indignes et dangereuses » au sein de l’exploitation. À la suite de cette enquête, ils ont été affectés à une nouvelle tâche, pénible et sans rapport avec leurs qualifications : le désherbage. « C’est le travail des manœuvres normalement, explique Joseph. Pendant deux mois, sans explication, toute l’équipe s’est retrouvée à enlever les herbes. » Interrogée à ce sujet, la directrice générale de l’entreprise s’est engagée à « investiguer [...] sur ces pressions qui vont à l’encontre des politiques de la société ».
Diplômé en biochimie, avec près de 10 ans d’expérience, Joseph ne décolère pas. « Ils ont ruiné notre santé », s’emporte-t-il. Il en veut pour preuve un sujet tabou : les problèmes d’impuissance sexuelle dont sont victimes la plupart des ouvriers du secteur phytosanitaire de Feronia. « Personne ne vous le dira, mais après quelques années au contact de ces produits, vous ne pouvez plus avoir d’érection, confie-t-il. Au début, je pensais que c’était juste moi, mais on en a parlé entre nous, et on s’est rendu compte qu’on avait tous le même problème. »
Plus d’une dizaine de salariés rencontrés par Disclose seraient atteints des mêmes symptômes. Ce que les directions de Proparco et des autres bailleurs de fonds n’ignorent pas. Interrogé sur ce sujet, Proparco indique que la groupe AFD a « porté une grande attention aux rapports publiés par la société civile sur les activités de Feronia » et a « rencontré régulièrement les ONG, notamment le CCFD-Terre solidaire et Grain, pour échanger avec elles sur l’évolution du projet de réhabilitation et de relance des plantations par Feronia et, bien évidemment, sur les questions foncières et les sujets environnementaux et sociaux du plan d’action E & S accompagnant cet investissement ».
Sur le terrain, rien ne semble avoir changé. Ernest vit toujours avec l’idée qu’il puisse souffrir d’un cancer. « Mais je ne le saurai jamais », dit-il. Avant de lâcher : « Si on ose demander ou qu’on se confie à une personne extérieure à l’entreprise, nous sommes accusés de trahison. En fait, Feronia réprime tous ceux qui osent briser le silence. »
Cinq mois de prison
Cette stratégie d’intimidation ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Comme en témoigne Mokilé Iswutele Zouzou, l’un des chefs du village de Yalifombo, situé à quelques jets de pierre de la palmeraie. L’homme reçoit dans sa modeste maison de paille et briques de terre. Ici, l’entreprise a commencé la construction d’une école il y a 3 mois. Cette promesse avait été signée dans un « cahier des charges » négocié avec la société il y a 4 ans, en 2017, en échange du financement des banques européennes. Dans ce « cahier », les habitants réclamaient, entre autres, dix écoles, deux centres de santé, l’entretien des routes, des maisons particulières pour les chefs de secteur, des puits, des tôles et des sacs de ciment.
Selon Proparco, plus de « 12 millions de dollars » auraient été dépensés dans ces divers projets. Or, la plupart d’entre eux demeurent toujours à l’état de chantier ou sont inutilisables, comme le dévoilent des informations disponibles en ligne et des rapports internes à l’entreprise que Disclose et Mediapart se sont procurés. C’est le cas d’un centre de santé livré sans tables ni chaises, d’une école dont les portes et les fenêtres n’ont toujours pas été posées, ou de la route reliant Yalifombo au dispensaire médical jamais entretenue malgré la promesse écrite dans le cahier des charges. « La vérité, c’est que personne ne sait vraiment ce qui a été fait avec cet argent », déplore Valentin Brochard, de l’ONG CCFD-Terre solidaire.
Pour avoir dénoncé ces anomalies aux côtés de quatre autres responsables communautaires, Mokilé Iswutele ZouZou a été brutalement arrêté chez lui, un soir de mars 2020, aux alentours de 23 heures. Les policiers congolais ne lui ont pas fourni la moindre explication. Il n’y a jamais eu de procès. Les cinq hommes ont été remis en liberté le 27 août 2020, après 5 mois d’emprisonnement et après s’être acquittés de la somme de 40 000 francs congolais (17 euros par personne). « Voilà ce qu’il en coûte d’essayer de discuter avec l’entreprise… », lâche Mokilé.
Durant huit ans, l’AFD a été régulièrement informée des exactions commises par la société Feronia, notamment via les organisations de la société civile, dont CCFD-Terre solidaire. L’ONG qui œuvre contre la faim dans le monde et la réduction des inégalités a rencontré des représentants de Proparco, à Paris, à ce sujet au moins une fois par an depuis 2012. Une plainte a également été déposée par les communautés locales auprès du mécanisme indépendant de traitement des réclamations environnementales et sociales (ICM), une structure internationale dont Proparco fait partie.
Dans un document de 12 pages, et à l’issue de deux visites de terrain, les rapporteurs du mécanisme de traitement des réclamations confirment la recevabilité de la plainte et proposent un plan de médiation. Selon nos informations, ledit plan n’a toujours pas été mis en application. Deux ans après leur dépôt de plainte, les communautés n’ont toujours pas accès à la justice et les exactions se poursuivent. « Proparco a investi dans Feronia en se lavant les mains de ce qui allait être fait avec son argent », résume Valentin Brochard, chargé de plaidoyer à CCFD-Terre solidaire. Il conclut : « Cela va en contradiction avec tous les engagements officiels du groupe AFD. »
Interrogée sur les conditions de vie et de travail des employés de la plantation, Proparco estime que des « avancées » ont été obtenues, parmi lesquelles « le recours à plus de main-d’œuvre permanente » (et non saisonnière) et l’augmentation des salaires qui sont désormais « au-dessus du salaire minimum national ».
Quant à Feronia (qui a changé de nom après avoir fait faillite, cf. infra), sa directrice générale explique le très faible nombre de réalisations sociales ou économiques par le fait que la plantation « n’était pas rentable pendant de nombreuses années ». « La priorisation des investissements s’est donc portée sur les opérations industrielles et agronomiques afin d’obtenir la durabilité financière [...] qui permettrait, par la suite, de pouvoir efficacement contribuer au développement social », justifie-t-elle.
16 600 euros pour « ne plus déranger » l’entreprise
L’absence de rentabilité de la plantation n’explique pas tout. Elle n’explique pas, par exemple, les accusations d’accaparement des terres dont fait l’objet Feronia. En 2015, la société a morcelé la plantation en 138 concessions, ce qui opacifie leur gestion, sans que les communautés locales n’aient jamais été associées. Des accusations dont la filiale de l’AFD semble ne s’être jamais souciée. Lors de plusieurs réunions avec les organisations de la société civile, les représentants de Proparco auraient renvoyé la responsabilité de cette vérification à ses « homologues européens ».
Feronia et sa compagnie de sécurité dédiée à la « sécurisation des plantations » sont également sous le coup de nombreuses allégations de violations des droits humains. Comme ce 21 février dernier où un jeune homme, Blaise Mokwe, a dû traverser les plantations de l’entreprise pour rendre visite à sa mère, à 25 kilomètres de Lokutu, dans le petit village de Mosité. Une machette à la main, comme c’est souvent le cas dans cette région, Blaise s’est fait interpeller par « les gardes industriels » de l’entreprise. « Ils l’ont pris pour un voleur de noix de palme, et l’ont violemment tabassé », explique son frère aîné, Eddy Baitata Lisemu. Conduit à la prison de Lokutu, il sera libéré quelques heures plus tard avant de décéder dans la nuit.
D’après un rapport médical que Disclose s’est procuré, le jeune homme est mort des suites d’une « fracture à l’avant-bras droit » et d’une blessure traumatique à la poitrine. Le lendemain, l’entreprise versera 86 euros (200 000 francs congolais) à la famille pour l’achat du cercueil. « J’ai osé demander à ce qu’un véhicule soit mis à notre disposition pour aller l’inhumer. Ils ont refusé », poursuit le frère de la victime. En réaction, il dépose le corps de Blaise devant les portes de la société. Cela suffit à convaincre les dirigeants de Feronia, qui versent 215 euros (500 000 francs congolais) supplémentaires pour l’enterrement.
Pour cela, Eddy doit signer deux documents de « reconnaissance » qui mentionnent le montant délivré par la société. Dans celui daté du 23 février 2021, signé par les représentants de Ferronia, il est écrit qu’Eddy, « responsable du feu Blaise Mokwe Matu, torturé par les gardes industriels de la société PHC, reconna[ît] avoir retiré au main de ladite société la somme de 500 000 FC ».
Mais ce qui aurait pu être un simple dédommagement « culturel », au vu des us et coutumes pratiqués dans la zone, finit par ressembler à une réelle volonté d’enterrer l’affaire juridiquement. Rapidement, une délégation d’autorités locales, présidée par le ministre provincial de l’intérieur, intervient auprès de la famille Mokwe. Ils insistent pour qu’Eddy rédige un « cahier des charges », une sorte de liste de doléances à la suite du meurtre de leur proche. Le 30 avril 2021, un document de résolution de médiation est imprimé. Contre une somme rondelette (16 600 euros), la famille Mokwe doit signer un « acte de reconnaissance » qui se conclut sur cette dernière phrase : « Nous demandons à toute personne de la famille de ne pas déranger ladite société. »
Interrogée sur ce paiement, et le fait qu’il puisse avoir été émis afin de dissuader la famille de déposer plainte, Feronia se borne à répondre que ce versement a été fait « à la suite d’une médiation publique [...] où les différentes parties étaient présentes ».
Interrogée sur le cas de Blaise Mokwe, et plus généralement sur les accusations d’exactions, violences, corruption, tentatives d’obstruction à la justice et arrestations arbitraires, Proparco a fait savoir que les « faits et témoignages évoqués [étaient] extrêmement choquants » et qu’elle « condamn[ait] ces agissements », tout en soulignant qu’elle n’avait plus de liens avec Feronia depuis novembre 2020.
Mort pour une chaise en plastique
En 2020 en effet, Feronia a fait faillite et les banques de développement se sont presque toutes retirées du projet. La plantation a été reprise par un fonds d’investissement basé à Maurice, Straight KKM 2 Limited. Dans un laconique communiqué, publié en avril 2021, le groupe AFD acte « la fin de [s]a participation indirecte » dans l’entreprise. En revanche, l’AFD n’a pas répondu à nos questions sur le montant des pertes financières engendrées par cet investissement.
À Lokutu, les travailleurs et les communautés villageoises n’ont aucune information sur les déboires judiciaires de la société. Papy Lonkonfo, le responsable du service social de la compagnie se veut prosaïque : « Sans cette entreprise ici, qu’est-ce qu’il y aurait ? C’est mieux que rien. » En attendant que la situation juridique soit clarifiée, les habitants et les travailleurs des palmeraies vont devoir se contenter encore quelque temps du « mieux que rien ».
Quant aux cadres de la plantation, ils ne semblent pas avoir changé de méthodes. En mars 2021, un homme a encore trouvé la mort dans des circonstances troubles. Manu Efolafola, accusé d’un vol de chaise en plastique, était escorté sur le fleuve en pirogue par un membre de la sécurité de la plantation et par des policiers lorsqu’il est tombé à l’eau, les mains entravées par une corde. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Cette enquête a été menée en collaboration avec Disclose, média d’investigation à but non lucratif. Elle est le fruit de six mois de travail en France et en RDC, sur des données publiques, des documents internes ainsi qu’environ 70 entretiens avec des chercheurs, des employés de l’Agence française de développement, des bénéficiaires de projets de l’AFD et des travailleurs humanitaires.
La direction de l’AFD nous a accordé un entretien téléphonique le 16 septembre (avec le directeur général adjoint de l’agence, Bertrand Walckenaer), puis a répondu à des questions complémentaires adressées par écrit le 27 septembre.