La Presse canadienne | 15 mars 2021
Financiarisation des terres agricoles
Quel avenir pour la relève ?
La Presse nous apprenait récemment que Gestion d’actifs mondiale Walter, plateforme montréalaise de placements privés pour les firmes de gestion d’actifs, avait fait l’acquisition d’une participation majoritaire dans Bonnefield Financial, firme ontarienne qui se décrit comme le principal locateur de terres du Canada. Bonnefield possède au pays 56 600 hectares (566 km2) de terres agricoles, dont la valeur est estimée à 1 milliard de dollars.
Marcel Groleau et Julie Bissonnette
Respectivement président général de l’Union des producteurs agricoles et présidente de la Fédération de la relève agricole du Québec
Le Fonds Walter cherche un rendement moyen de 8 à 10 %, tout comme la Caisse de dépôt et placement du Québec et le Fonds de solidarité FTQ avec Pangea. Les rendements moyens en agriculture sont pourtant bien en deçà de 8 %. La seule façon d’atteindre ces rendements est donc de miser sur l’augmentation continue de la valeur des terres. Ce n’est pas sans effet.
La valeur des terres agricoles est en forte croissance. La valeur moyenne des terres en culture au Québec a triplé depuis 2007. Les producteurs agricoles doivent s’endetter de plus en plus pour acquérir les terres disponibles. Les transferts intergénérationnels sont plus difficiles à réaliser, car la valeur marchande des actifs fonciers est complètement dissociée de leur rendement agronomique.
Les producteurs agricoles sont entraînés dans ce phénomène alors que de plus en plus d’intervenants non agricoles s’intéressent au marché des terres. À témoin, la proportion des transactions de terres effectuées par des entreprises agricoles et forestières est passée de 94,7 % en 2009-2010 à 68,4 % en 2017-2018. Pendant la même période, les acquisitions par des acteurs des secteurs de l’immobilier et de l’investissement sont passées de 1 à 12 %.
L’augmentation de la valeur des terres agricoles et, surtout, l’écart grandissant entre leur valeur sur le marché et leur rendement agroéconomique inquiètent depuis plusieurs années l’Union des producteurs agricoles et la Fédération de la relève agricole du Québec. Les producteurs agricoles ne comptent que sur le rendement agroéconomique de leurs terres pour les rentabiliser et rembourser les capitaux et intérêts des prêts contractés pour leur acquisition, alors que les investisseurs placent leurs capitaux à l’abri de la volatilité des marchés.
Il s’agit de deux situations bien différentes. Comme les valeurs ne cessent d’augmenter, rentabiliser une acquisition pour un jeune qui désire démarrer ou prendre la relève devient un défi énorme.
Bonnefield Financial se donne pour mission de louer les terres qu’elle possède. Cela peut sembler être une solution, mais le fait de développer une entreprise agricole en ne comptant que sur des terres en location est très périlleux. Seront-elles encore disponibles dans 5 ans, dans 10 ans ? Les baux de un à cinq ans représentent plutôt la norme. Quelle institution financière acceptera de financer un projet agricole, par exemple l’installation d’un bâtiment, d’une remise ou d’une serre, d’un dispositif d’irrigation ou de drainage, dans ces conditions ?
L’acquisition de terres par des fonds d’investissement ou par de grands propriétaires fonciers, qui vivent à des milliers de kilomètres des actifs qu’ils possèdent, est aussi une source d’inquiétude pour les milieux ruraux. Ces investisseurs n’ont pas d’intérêt pour le développement local et régional. Les propriétaires de ferme familiale réinvestissent massivement dans leur entreprise et leur communauté. Ils habitent le territoire, appuient les commerçants locaux, envoient leurs enfants à l’école du village, etc.
Bien que ce phénomène d’accaparement soit encore restreint, il est important d’agir maintenant. Le fait de laisser les terres agricoles glisser entre les mains de grands propriétaires, de fonds spéculatifs et d’intervenants du secteur immobilier revient à leur céder graduellement notre autonomie alimentaire. Les gouvernements doivent intervenir. La Saskatchewan l’a fait. C’est une question d’avenir pour la relève agricole, la ferme familiale et l’habitation dynamique du territoire. C’est aussi important que la protection même des terres agricoles.
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