(Article publié dans l’hebdomadaire allemand Der Freitag; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Par Michael Krätke
Depuis Thomas Piketty, nous en savons plus sur l’inégalité des revenus et des richesses dans le capitalisme contemporain. L’inégalité s’accroît, et non pas se réduit, car la richesse est, un peu partout, bien plus inégalement répartie et croît plus vite que les revenus. Cependant, la base de données sur la richesse et les revenus dans le monde sur laquelle Piketty et beaucoup d’autres travaillent ne saisit que des aspects partiels de l’inégalité réelle dans notre monde. L’inégalité économique est toujours synonyme de déséquilibre des pouvoirs. Le capital, selon une vision loin d’être dépassée du vieux Marx, n’est pas une chose mais un rapport de domination. C’est également vrai pour la propriété foncière.
Plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans des villes. Et la tendance est à la hausse. Dans les pays riches du Nord, seuls deux à quatre pour cent de la population active sont encore engagés dans l’agriculture. Pourtant, la terre, en particulier les terres fertiles et arables, reste la principale ressource dont dépend l’alimentation de la population mondiale croissante. Et cette terre est bien plus inégalement répartie aujourd’hui qu’il y a quarante ans. L’inégalité de la propriété foncière a été étudiée pendant plusieurs années par un groupe d’organisations qui se sont réunies pour former l’International Land Coalition. Cette coalition de 250 organisations du monde entier a récemment publié le rapport «Uneven Ground» sur l’inégalité mondiale de la distribution des terres.
Mesurée de manière conventionnelle – en comptant les propriétaires fonciers enregistrés par rapport à la superficie des terres privées ou publiques – l’inégalité dans la distribution des terres a diminué. Un examen plus approfondi révèle cependant une image très différente. De plus en plus, surtout en Amérique du Nord et en Europe, les agriculteurs sont théoriquement propriétaires des terres qu’ils travaillent et sont considérés comme des agriculteurs indépendants. Toutefois, en réalité, ils sont liés par des contrats à long terme avec les sociétés agroalimentaires et l’industrie alimentaire et n’existent que comme des maillons de la production agricole et des chaînes d’approvisionnement. Celles-ci sont dominées par quelques géants de l’agroalimentaire. Ceux qui contrôlent des dizaines de milliers de petites et moyennes exploitations agricoles peuvent éviter de voler ou d’acheter des terres. Cependant, cela continue à se produire.
L’accaparement dissimulé de terres
L’inégalité dans la répartition des terres s’est à nouveau considérablement accrue depuis les années 1980 et continue de s’accentuer. Les 10% les plus riches de la population rurale possèdent plus de 60% des terres – mesuré à partir du prix des terres. Un pour cent des firmes agricoles possède ou contrôle aujourd’hui plus de 70% des terres arables, des champs, des plantations et des exploitations agricoles du monde entier. Ce 1% ne comprend que les multinationales agricoles mondiales comme le groupe ABCD: ADM [Archer Daniels Midland, siège social à Chicago], Bunge [siège social New York], Cargill [siège social dans le Minnesota] et Dreyfuss [LDC-siège social Amsterdam], qui ensemble dominent le marché mondial du blé, du maïs et du soja.
Aujourd’hui encore, 2,5 milliards de personnes vivent en tant que petits agriculteurs, principalement en Amérique latine, en Asie et en Afrique. Dans les pays riches du Nord, notamment en Europe et en Amérique du Nord, les exploitations agricoles s’élargissent et le nombre d’agriculteurs diminue. La taille moyenne des exploitations agricoles augmente rapidement; un nombre croissant d’agriculteurs américains et européens sont liés par des contrats d’approvisionnement à long terme à des sociétés agroalimentaires, à des chaînes de magasins et, indirectement, à des fonds d’investissement.
Dans le monde entier, l’expropriation des petits agriculteurs et des propriétaires fonciers collectifs tels que les peuples indigènes se poursuit. Dans de nombreux pays en développement, leurs droits d’occupation sont inexistants ou contestés, et peuvent être facilement vidés de leur contenu. L’acquisition de terres joue un rôle central, et l’accaparement de terres, qu’il soit déclaré ou non, est tout aussi important. Comme dans la région amazonienne, cela se fait souvent au détriment des zones naturelles qui appartiennent à l’État ou sont protégées [ou censées l’être] par lui.
Dans le capitalisme, la terre est une marchandise, elle a un prix et elle est l’objet de spéculations. Les firmes agricoles et alimentaires ainsi que les chaînes commerciales internationales spéculent donc avec elle. Aujourd’hui, les groupes financiers internationaux sont les acteurs les plus importants. Ils se battent non seulement pour les terrains à bâtir ou les biens immobiliers urbains, mais aussi avec la même férocité pour les terres arables (voir l’article publié dans Der Freitag 44/2020). Ces investisseurs financiers opèrent à court terme, les achats de terres et les investissements dans des contrats avec des exploitations agricoles sont censés être rentables rapidement et le plus possible. Ils entraînent une concentration des terres, forçant la transformation accélérée des économies paysannes traditionnelles en monocultures et en plantations mécanisées à grande échelle, sans se soucier des conséquences à long terme. Grâce à la concentration progressive des terres, de plus en plus de paysans sont contraints de se soumettre aux cycles d’exploitation à courte vue des financiers.
La concentration des terres, la domination des grandes firmes agricoles et l’influence croissante des investisseurs financiers ont des conséquences clairement visibles. Par exemple, pour la forêt tropicale, qui est victime de l’avidité de terre des nouveaux grands propriétaires terriens. Là où il y avait encore récemment une forêt tropicale, l’huile de palme est maintenant produite dans d’immenses plantations à Sumatra. En Amazonie, les petits agriculteurs sont chassés, tout comme les peuples indigènes dans leurs zones protégées, pour faire place à de gigantesques élevages de bétail contrôlés par quelques sociétés agricoles.
Les petits agriculteurs prennent soin de la terre…
Il existe des liens évidents entre l’inégalité croissante de la répartition des terres, la perte de biodiversité, la rareté croissante de l’eau, l’épuisement ou l’empoisonnement des sols par la surexploitation et la surfertilisation, la crise climatique et les crises sanitaires mondiales, telles que l’augmentation des maladies zoonotiques comme le Covid-19 (voir der Freitag 43/2020). Là où l’économie moderne de plantation avec ses monocultures se répand, la pauvreté augmente. Il en va de même pour le nombre de personnes sans terre, qui sont aujourd’hui en plus grand nombre que jamais dans le monde. Parce que la population rurale des pays pauvres du Sud se voit refuser l’accès à la terre et est donc privée de la base de ses moyens de subsistance, les flux migratoires augmentent. Ceux qui deviennent sans terre doivent migrer pour trouver ailleurs l’accès à la terre, à l’eau et aux forêts [et, par étapes, une partie arrive dans des banlieues de grandes agglomérations]. La concentration des terres entraîne une migration de masse qui, à ce jour, a lieu principalement dans le Sud.
Parce que la lutte pour la répartition des terres joue un rôle central dans l’alimentation mondiale, la consommation d’eau, la menace de catastrophe climatique et l’extinction des espèces, les auteurs de l’étude proposent une initiative majeure: la lutte pour la propriété foncière doit être menée par tous les moyens afin de renforcer les droits des petits agriculteurs et des utilisateurs collectifs des terres, qui ont toujours traité la terre et toutes ses ressources avec plus de soin et de préoccupation que les nouveaux grands propriétaires fonciers actifs au niveau mondial.
(Article publié dans l’hebdomadaire allemand Der Freitag; traduction par la rédaction de A l’Encontre)