La douloureuse histoire d’un projet démesuré
La douloureuse histoire d’un projet démesuré
De nos jours, le projet gargantuesque se résume principalement à la Région de Ségou, alors que l’idée originelle, outre, les terres de Sotuba et de Baguineda, atteignait l’actuel Cercle de Diré, dans la Région de Tombouctou. C’était même la plus grande des entreprises de toute l’Afrique occidental française. Qu’en est-il véritablement de nos jours ? Le recours à l’histoire s’impose. D’abord, parce que la mise en place de cette infrastructure a généré des connaissances, mis en contact des personnes d’origines diverses. Ensuite, parce que plusieurs des mythes qui continuent de plomber l’essor de l’Office du Niger, ne trouvent leur compréhension que dans ce processus historique.
Au-delà des chiffres, plusieurs spécialistes des politiques agricoles qui ont travaillé sur le sujet ont conclu que l’Office du Niger reste le « cas » symptomatique d’un échec patent. À la base, Emile Bélime, l’ingénieur français des Travaux Publics qui pouvait revendiquer une certaine expérience dans la capitalisation des principes d’irrigation éprouvés par les Britanniques en Inde et en Egypte. Bélime n’était pas loin d’un « illuminé ». Mis en mission en 1919, afin d’étudier la faisabilité de l’irrigation dans le delta central du Niger, Emile Bélime écrivit un rapport plein d’enthousiasme et d’approximation. Jean-Loup Amselle et son équipe ont compulsé, plusieurs décennies après, les conclusions de l’ingénieur considéré alors comme le plus grand spécialiste français de l’irrigation. Il faut reconnaître que dans le monde de l’après-première guerre mondiale, Bélime savait vendre l’espoir. Le « Soudan français pourrait être l’un des plus grands champs de coton du monde… pour le plus grand bénéfice de nos industries textiles », rapporte (Jean-Loup Amselle et son équipe dans l’étude intitulée « l’évaluation de l’Office du Niger au Mali, 1985). Bélime proposait à l’Etat français de réaliser un « vaste programme d’aménagement » qui dans le long terme devait permettre à la France d’avoir « progressivement » les moyens de se passer du coton américain et anglais.
Dans le principe, Bélime a compris qu’il était possible de redonner vie au delta mort du Niger par une domestication du niveau d’écoulement des eaux de surface. Il lui faut un levier qu’il va situer à Markala.
Mais déjà Jean Loup Amselle et son équipe ont fait un terrible constat qui est que la création de l’Office du Niger relevait d’un cas caractéristique d’une économie dominée par la puissance coloniale. Ils précisent que les intérêts des populations locales n’ont pas été pris en compte. « Tout au plus s’est-on préoccupé d’éviter aux populations (main d’œuvre ou clientèle potentielle) de mourir de faim », rappelle Amselle. (P. 8). Le rapport ajoute : « Justifiée par les besoins en coton de la puissance coloniale, soutenue par les visées nationalistes françaises, la création de l’Office du Niger fut ainsi décidée en l’absence de toute justification concernant son intérêt économique et social pour le Soudan lui-même. » (P.9).
Mais, il fallait, dans le contexte de l’époque, plus pour arrêter l’élan de Bélime. Il avait des soutiens de taille parmi les nationalistes, les milieux politiques pétainistes qui visaient des objectifs loin de la politique. Les rapports de Bélime ont été produits en 1929. Ils ont été approuvés par le ministère des colonies en 1931, nonobstant des insuffisances apparentes. Rapidement, l’Office du Niger a été mis sur les fonts baptismaux en 1932 sous la forme juridique d’un « établissement public ». Il aura la personnalité civile et l’autonomie financière”. Presque naturellement, c’est Bélime qui été placé à la tête de l’entreprise pour une période qui va durer dix ans, jusqu’en 1942.
Le mandat initial confié à l’Office du Niger tenait en deux points : mener l’étude de l’aménagement et mettre en valeur la vallée du Niger. La substance de ce mandat devait trouver sa réalisation dans la mise en valeur du Delta central à partir de l’irrigation et la mise en culture de 510.000 hectares en coton et 450.000 hectares en riz, soit 960.000 hectares au total. Ce n’est pas tout, car après avoir redonné vie à un delta mort depuis des millénaires, il faut des hommes. Bélime et ses amis vont chercher ces hommes dans tout le Soudan et même en Haute-Volta, soit initialement 300.000 colons et leurs familles. Il faut aussi de l’argent. Dans un dépliant de communication du Comité du Niger de 1921 on pouvait lire ceci : “si l’œuvre est géante, l’heure commande l’initiative et, quant aux moyens d’exécution, le génie de la France y pourvoira”. Les 262 millions de francs nécessaires à l’opération seront mobilisés par l’Etat, à travers des emprunts.
LA CONTESTATION
De son concept initial à nos jours, l’Office du Niger a toujours eu ses détracteurs. En 1939, déjà, soit sept ans seulement après sa création, Pierre Herbart, aux termes d’une visite de terrain rigoureuse, a parlé, à la place de l’Office du Niger, de « Chancre du Niger ». (Collection Tracts (1934-1939), Gallimard ). Herbart est sans concession quand il indexe et dénonce « la malfaisance […] d’un système », « son pouvoir de multiplication, ruinant l’ensemble d’une contrée ». Son document est une propédeutique. Sur la venue même de Bélime au Soudan, il faut lire « l’Historique des Essais cotonniers dans la vallée du Niger de 1903 à 1923 » de J. Vuillet (Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 1939), pour bien se situer.
« Lors de l’arrivée de M. Béltme au Niger, en 1920, les possibilités d’irrigation offertes par la vallée de ce fleuve avaient été déjà l’objet d’études successives d’agents du service d’agriculture de la colonie et de différents chargés de mission.
Parmi les premiers, je citerai M. Vitalis, qui travailla en collaboration avec le Lieutenant de vaisseau Millot, et en utilisant des observations antérieurement faites par un commandant du Cercle de Goundam, le lieutenant Villatte », lit-on. L’auteur caractérise aussi l’ensemble du cours du Niger en ces termes : « On peut diviser la vallée moyenne du Niger en trois zones : 1. la zone prédeltaïque, allant de Koulikoro à Diafarabé ; 2. la zone deltaïque, entre Diafarabé et le lac Débo ; 3. la zone lacustre, entre le lac Débo et Tombouctou. C’est principalement sur celle-ci qu’avaient porté les travaux dont il vient d’être question, cela non seulement en raison de son hydrographie, mais aussi de son sol, plus riche, de son ciel, plus lumineux, et de son climat plus sec, que ceux des zones prédeltaïque et deltaïque, qui devaient favoriser la production d’un coton de qualité supérieure.
Cependant, ces avantages étaient en partie payés par une moindre abondance de main-d’œuvre et un plus grand éloignement de la côte.
L’auteur établit aussi la mémoire de l’irrigation par gravitation sur ce cours. « Le creusement d’un canal avait déjà été amorcé en vue de l’irrigation par gravitation du bassin du Faguibine, suivant un tracé étudié par M. Vitalis, puis abandonné en raison d’éboulements et de la présentation d’un projet plus rationnel par M. l’ingénieur Fratani du service des irrigations de l’Indochine mobilisé au Niger. Comme il s’agissait cette fois d’un ouvrage important, il convenait de ne pas l’entreprendre avant d’être fixé d’une façon définitive sur ce que l’on pourrait attendre par les essais en cours à El-Oualadji et par l’expérience tentée à Diré sur une grande échelle, en élevant l’eau par pompage », rappelle-t-il.
C’est alors que Bélime entre en mission par les soins du Gouverneur général Angoulvant. Il ajoute : « à la suite d’une reconnaissance du pays de Ségou effectuée en 1920, M. Belime estima qu’il n’existait aucune impossibilité à l’établissement d’un canal dérivé du Niger capable d’arroser par simple gravitation les plaines de la rive droite du fleuve dans la zone prédeltaïque. Cet ingénieur ayant présenté un avant-projet des plus séduisants pour l’exécution de l’ouvrage, le gouvernement général de l’A. 0. F., passa le 10 janvier 1922 avec la Compagnie générale des colonies un contrat en vue de la vérification des données qui lui servaient de base, notamment en ce qui concernait les possibilités de mise en valeur des terres irriguées par la culture cotonnière. Pour l’exécution de cette partie de son contrat, la société s’assura les services d’un agronome américain, M. Forbes. Ce dernier entreprit dès la campagne 1922-1923 des essais : 1. dans la zone prédeltaïque, à Soninkoura, près de Ségou, et à Banankoro ; 2. à l’entrée de la zone deltaïque, à Diafarabé.
En même temps, nous-mêmes, chargé en outre du contrôle des dépenses engagées par la Compagnie générale des colonies pour l’exécution de son contrat, devions poursuivre d’autres essais dans une station expérimentale créée à cet effet sur la rive droite du Niger, à 13 km, environ en aval de Koulikoro, près du petit village bambara de Niénébalé, dont elle prit le nom ».
En 1977, Vittorio Morabito a donné la substance d’une mission d’évaluation qu’il a conduite en 1977 sur le sujet sous le titre suivant : « L’Office du Niger au Mali, d’hier à aujourd’hui » (Journal des africanistes, 1977). Vittorio nous situe l’exploitation dans le cadre d’une certaine division du travail qui avait tracé pour le Sénégal, la production de l’arachide, le caoutchouc pour la Guinée et le café et le cacao pour la Côte d’Ivoire. Le Soudan devait produire le coton. Et la Haute-Volta qui n’avait pas de ressources naturelles devait fournir la ressource humaine avec le déploiement des travailleurs mossis et samogos sur tous les chantiers (agricoles et ferroviaires…). C’était déjà la division coloniale du travail.
Entre plusieurs options techniques, Bélime opta finalement pour la grande irrigation à partir d’un diagnostic froid : « tout système d’irrigation ayant pour objet de garantir une production vivrière quelconque serait voué à l’échec le plus complet. C’est la culture intensive… le coton irrigué appelé à former la base de la prospérité rurale ». Bélime va faire de la propagande. Aujourd’hui, on parlerait de communication. En 1921, il organise un comité de supporters, le « comité du Niger ». Ce comité trouve et vulgarise les arguments. « Nous avons à notre portée la possibilité de créer dans un avenir très rapproché et dans des conditions rappelant celles rencontrées en égypte, une vaste région cotonnière où se trouvent réunies les conditions nécessaires à une production très avantageuse. Si l’œuvre est géante, l’heure commande l’initiative et, quant aux moyens d’exécution, le génie de la France y pourvoira, la nécessité est certaine », lit-on dans un dépliant qui date de 1921. Bélime, lui-même est à la tête du journal « Terre et liberté ».
LE RECRUTEMENT DES COLONS –
Bélime était un homme rude qui ne lésinait pas sur les contours des détails pour faire aboutir son immense projet. Il va mobiliser les miniankas de Koutiala et San, les bambaras de Ségou, de San et de Macina, des populations qui ne suffiront pas à mettre en valeur les terres. Bélime va faire pression sur l’administration coloniale pour que des « bras » soient recrutés en Haute Volta voisine. C’est par la force que les mossi et samogo de cette colonie seront embrigadés dans des conditions infra humaines. Le Rassemblement démocratique africain fera de la suppression de cet abus, une des justifications de son combat pour la libération de l’Afrique.
Dans une approche jacobine, l’administration affecta des numéros d’identification aux villages nouvellement constitués. Par résistance, les populations déportées ont toujours donné des noms en lesquels ils se reconnaissent. Tout est difficile et souvent incompréhensible pour les « colons » dont les droits sont des plus hypothétiques sinon irréalisables sur des sols qui leur échappent totalement.
Sur le papier, les terres aménagées ont été immatriculées au nom de l’Etat. L’Etat a « accepté » de confier la gestion de ses terres à l’Office du Niger, en accord avec son statut. Il était alors envisagé qu’après une période de dix ans d’exploitation, les terres pouvaient être l’objet d’un bail permanent et transmissible par héritage ». Dans les faits, il en a été autrement car l’Office a toujours usé de son plein gré, « chassant » et « installant » des « colons » selon des critères dont lui seul avait la lecture.
Dans son étude intitulée « L’évaluation de l’Office du Niger », Jean Loup Amselle, rappelle utilement que : « Selon la taille des familles, chaque colon recevait un ou plusieurs lots de colonisation comprenant une certaine superficie à cultiver en coton et une autre superficie en riz. Théoriquement l’Office devait également lui remettre gratuitement un équipement de base de culture attelée (cheptel mort et vif), des semences ainsi que la nourriture nécessaire pour la première campagne. Chaque colon devait obligatoirement adhérer à une association agricole Indigène chargée d’entretenir le réseau d’irrigation, d’acquérir et de répartir entre ses membres les intrants agricoles et le crédit, d’assurer l’encadrement technique des cultivateurs, d’exécuter les travaux agricoles nécessitant un outillage collectif et de transformer, de vendre la part commercialisable de la récolte. Le financement des dépenses de l’Association était assuré par un prélèvement en nature sur la récolte, prélèvement proportionnel à la superficie de chaque exploitation familiale. 200 kg de paddy par personne et par an devaient être réservés pour la nourriture familiale ainsi que100 kg de semences à l’hectare. Le reliquat était entièrement à la disposition du colon qui pouvait le vendre directement ou charger l’Association de le vendre pour lui. Pratiquement, la quasi-totalité de la part commercialisable était vendue à l’Association, les prix offerts par cette dernière étant au-dessus des cours locaux ». Dans les faits, c’est une bureaucratie prédatrice qui s’est installée rendant les paysans misérables.
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