Accaparement des terres et souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest et du Centre

GRAIN | 20 août 2012

Télécharger la version PDF

Accaparement des terres et souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest et du Centre

Dans plusieurs pays africains, selon une tradition multiséculaire, « La terre ne se vend pas ». L’accaparement des terres apparait alors comme un phénomène brutal qui remet en cause les pratiques ancestrales traditionnelles, et qui hypothèque l’avenir des générations futures. Ce phénomène d’acquisition de terres à grande échelle est surtout en expansion depuis la crise alimentaire de 2008. Elle s’inscrit dans la logique de l’agrobusiness qui ne vise que le profit, comme le démontrent les nombreux cas signalés en Afrique de l’Ouest et du Centre. Cette recherche de profit est incompatible avec les objectifs de la souveraineté alimentaire qui milite pour la survie des populations, surtout celles rurales qui sont les plus nombreuses en Afrique. De ce fait, l’accaparement des terres sape les bases de la souveraineté alimentaire.

Il faut rappeler que la disponibilité de terre vient en tête des principaux facteurs de production indispensables aux activités des agriculteurs, puis viennent les semences, l’eau, le financement et l’énergie. L’existence des agriculteurs et la production alimentaire aux niveaux local et national sont subordonnées à l’accessibilité à la terre. Or l’accaparement des terres par des gouvernements étrangers (Koweït, Chine, Arabie Saoudite...) ou par des nantis, qu’ils soient nationaux ou étrangers prive les petits agriculteurs de leurs terres, en les transformant en ouvriers agricoles sur leurs propres terres.

Lors d’un atelier organisé par Synergie Paysanne, GRAIN et le RAPDA (Réseau Africain Pour le Droit à l’Alimentation), avec le soutien de «Pain pour le Prochain » à Ouidah (Bénin) du 7 au 9 février 2012, plus d’une trentaine de participants représentant des organisations paysannes, des ONG actives sur les questions d’accaparement des terres en Afrique de l’Ouest et du Centre ont échangé leurs expériences et approfondi cette question.

Quelles relations entre accaparement des terres et souveraineté alimentaire ?

La souveraineté alimentaire est un concept développé par La Via Campesina à partir de 1996, comme alternative aux politiques néolibérales et au modèle de production industrielle. C’est le droit des populations, des Etats ou Unions d’Etats à définir leurs politiques agricoles et alimentaires sans intervention de l’extérieur, avec tous les acteurs nationaux concernés par la question alimentaire.

La Souveraineté Alimentaire inclut :
  • La priorité donnée à la production agricole locale pour nourrir la population, l’accès des paysan(ne)s et des « sans terres » à la terre, à l’eau, aux semences, au crédit. D’où la nécessité de réformes agraires, de la lutte contre les OGM, pour le libre accès aux semences ;
  • Le droit des paysan(ne)s à produire des aliments et le droit des consommateurs à pouvoir décider de ce qu’ils veulent consommer ;
  • Des prix agricoles liés aux coûts de production: c’est possible à condition que les Etats ou Unions d’Etats aient le droit de taxer les importations à trop bas prix, et s’engagent pour une production paysanne durable, et maitrisent la production sur le marché intérieur pour éviter des excédents structurels ;
  • La participation des populations aux choix de politiques agricoles ;
  • La reconnaissance des droits des paysans qui jouent un rôle majeur dans la production agricole et l’alimentation. (La Via Campesina, Porto-Alegre, 2003)

Toutes les composantes de la souveraineté alimentaire ci-dessus énumérées sont remises en cause par l’accaparement des terres, car « les terres accaparées » sont destinées principalement à l’agriculture industrielle, qu’il s’agisse des acquéreurs internationaux ou ceux nationaux. Les exemples suivants suffisent à le démontrer :

Un constat s’impose

Le plus souvent, les investisseurs travaillent dans la discrétion pour ne pas dire dans le plus grand secret, car le sujet est politiquement et socialement sensible. De ce fait, il n’est pas toujours facile d’avoir des informations y relatives, surtout aux niveaux local et national. L’ONG Nature Tropicale et le syndicat Synergie Paysanne en ont fait les frais auprès des accapareurs Chinois et Koweitiens au Bénin. En effet, il y a quelques mois, ces derniers ont refusé de recevoir les premiers, lors d’un tournage de film sur la question dans ce pays.

Sur les 416 cas d’accaparement de terres que nous avons identifiés, 228 cas sont en Afrique. Ainsi,

Tableau 1: Pourcentage des terres agricoles déjà sous contrôle des intérêts étrangers pour la production agro-alimentaire dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre.

Pays concernés

Taux par pays
(pourcentage)*

Surface louée ou vendue aux investisseurs
étrangers pour une production alimentaire

Bénin

Terres arables:10%
Terres agricoles: 3%
Superficie totale: 2%

236 100 ha

Gabon

Terres arables: 128%
Terres agricoles: 8%
Superficie totale: 2%

415 000 ha

Ghana

Terres arables: 21%
Terres agricoles: 6%
Superficie totale: 4%

907 000 ha

Guinée

Terres arables: 56%
Terres agricoles: 11%
Superficie totale: 7%

1 608 215 ha

Liberia

Terres arables: 434%
Terres agricoles: 67%
Superficie totale: 16%

1 737 000 ha

Mali

Terres arables: 6%
Terres agricoles: 1%
Superficie totale: 0.3%

372 167 ha

Nigeria

Terres arables: 2%
Terres agricoles: 1%
Superficie totale: 1%

542 500 ha

République du Congo

Terres arables: 134%
Terres agricole: 6%
Superficie totale: 2%

670 000 ha

République Dém. du Congo

Terres arables: 6%
Terres agricoles: 2%
Superficie totale:0.2%

401 000 ha

Sénégal

Terres arables: 12%
Terres agricoles: 5%
Superficie totale: 2%

460 000 ha

Sierra Leone

Terres arables:46%
Terres agricoles 15%
Superficie totale: 7%

501 250 ha

* Accords fonciers avec des investisseurs étrangers en pourcentage de la surface agricole du pays (chiffres FAO pour 2009, sauf indication contraire) où : « terres arables » signifie surfaces utilisées par les cultures temporaires, les prairies temporaires, les jardins maraîchers et familiaux et les jachères temporaires ; « terres agricoles » comprend à la fois les terres arables, les récoltes permanentes et les prairies et pâturages permanents (pacage des troupeaux) ; et « superficie totale »représente la superficie des terres d’un pays, y compris les surfaces recouvertes par les étendues d’eau intérieures (cours d’eau, lacs, etc.), mais pas les eaux côtières territoriales. Les chiffres ont été arrondis.

La production agro-alimentaire présentée par le tableau 1 est surtout destinée à l’exportation alors qu’en Afrique de l’Ouest, il y a un problème d’insécurité alimentaire qui se pose comme en témoignent les chiffres du tableau 2.

Tableau 2: Statistiques de la sécurité alimentaire dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest.

Pays

Population totale

Nombre de personnes
sous-alimentées 

Prévalence de la
sous-alimentation 

Bénin

8.4 millions

1.0 million

12%

Mali

12.4 millions

1.5 million

12%

Niger

14.1 millions

2.3 millions

16%

Sénégal

11.9 millions

2.3 millions

19%

Source: FAO, Statistiques de la sécurité alimentaire 2006-2008

Des Etats (Koweït, Chine, Arabie Saoudite, Libye, le Millenium Challenge Account et le Millenium Challenge Corporation, etc…) et des multinationales/ sociétés (Bolloré, Addax, etc…) ont livré l’Afrique à l’agrobusiness (GRAIN 2010). Ainsi, le Sénégal, le Libéria, le Mali, le Ghana, le Bénin, etc…ont fait, chacun à sa manière, l’expérience du MCA. Ces pays, à tort ou à raison, lient le financement des projets de leurs pays à la docilité aux exigences du MCA/MCC. Or, l’expérience sud-américaine a montré que ce n’est pas toujours le cas, surtout si le gouvernement prend une direction qui déplait à Washington. C’est ainsi que le financement fourni au Nicaragua a été interrompu, quand les sandinistes ont été élus au pouvoir. En revanche, le financement MCC s’est poursuivi après le coup d’état illégal de 2009 au Honduras... »

Le constat qui s’impose est que l’accaparement des terres se fait toujours dans l’intérêt des accapareurs, au détriment des populations des pays où les terres sont accaparées. Et c’est ce qui explique le secret qui entoure ces projets, pour éviter des soulèvements et des révoltes.

Quelques réactions des participants à l’atelier de Ouidah

Selon YOMBOUNO (agriculteur guinéen), en Haute Guinée, 43% du territoire est convoité par l’accaparement des terres. La souveraineté alimentaire constitue alors un défi pour l’ensemble des acteurs de la vie socio-économique de la Guinée. Dans ce pays, les anciennes plantations agricoles autrefois gérées par les français, ont été, avec l’indépendance, rétrocédées à des particuliers. Mais aujourd’hui, la démocratie aidant, les chefs coutumiers se sont soulevés contre ces particuliers qui ont acquis les terres gérées auparavant par les Français.

Le représentant de la Sierra Léone a mis en exergue la double dépossession des femmes par le phénomène d’accaparement des terres. En effet, de façon traditionnelle « l’accès des femmes à la terre »a de tous les temps été une contrainte. Et aujourd’hui, l’accaparement des terres a des effets néfastes sur les femmes de son pays (the gender effect of land grabbing). Pour étayer cette analyse, il est revenu pendant l’atelier qu’au Bénin, 90% du riz produit dans ce dernier pays l’est par les femmes, et seulement 10% est produit par les hommes. Avec l’accaparement des terres par les industriels, comment ces femmes pourront-elles alors continuer à produire le riz au niveau local ? Par ailleurs, selon Laurin Ayatomè de WILDAF, l’agriculture béninoise occupe près de 80% des femmes, et de ce fait, l’on peut penser que les femmes sont les premières victimes de l’accaparement des terres.

Par ailleurs, les Etats africains dans leur presque totalité, prélèvent des taxes sur les terres, soit directement au niveau national ou indirectement au niveau des municipalités. Dans le même temps, la gestion des terres en Afrique, tant par les Etats que par les municipalités et même les collectivités locales, alimente l’injustice sociale dans plusieurs régions de ce continent ; par exemple, les femmes sont exclues de la gestion directe des terres ; l’on peut citer le cas d’Avrankou (Sud -Est du Bénin), de Sierra Leone, du Sénégal, etc.…

Par ailleurs, une inquiétude justifiée a été exprimée par le Maire de Djidja M. Placide AVIMADJENON, qui est l’une des rares autorités municipales à lutter contre le phénomène d’accaparement des terres au Bénin, en Afrique de l’Ouest et du Centre. Il s’agit de la désaffection des travaux agricoles par les jeunes béninois et africains. « Les jeunes ne veulent plus travailler la terre. Si tel est le cas, pourquoi luttons-nous contre l’accaparement des terres ? Si les jeunes ne travaillent pas les terres, les multinationales auront alors raison ». Telle était sa déclaration.

Plusieurs participants à l’atelier de Ouidah ont mis en exergue la responsabilité des Etats africains et de leurs gouvernants, qui

  1. facilitent l’accaparement des terres par des étrangers, sous prétexte d’investissements pour le développement de nos pays.
  2. investissent dans l’agriculture, sans viser la souveraineté alimentaire. C’est le cas du Mali où 1.187 milliards de francs CFA sont investis dans l’Agriculture, mais presque rien en direction de l’agriculture familiale, selon la représentante de la Via Campesina.

Conclusion

Si l’on veut promouvoir la souveraineté alimentaire, il convient de renforcer le rôle et la responsabilité des paysans/paysannes et des transformatrices des produits agricoles en produits alimentaires aux niveaux local et national. Parallèlement, l’on devait rechercher une convergence entre les différentes résistances contre l’accaparement des terres et pour la souveraineté alimentaire. De ce fait, les luttes contre l’accaparement des terres devraient s’allier aux luttes en faveur des semences locales traditionnelles, aux luttes contre les OGM et celles pour favoriser l’accès à l’eau…Ces résistances et ces luttes devraient déboucher sur des solutions innovantes alternatives, pour construire un « nouvel ordre agricole mondial ».

« Dans les sociétés agricoles, le pouvoir appartient à ceux qui ont le contrôle de la terre ». C’est sans doute pour cette raison que Jacques DIOUF, Ancien Directeur Général de la FAO, a mis en garde contre le phénomène d’accaparement des terres par les pays étrangers et les multinationales qui apparaît comme une nouvelle forme de colonisation.

Enfin, selon Didier – Hubert MADAFIME (2012), « La terre est considérée non pas seulement comme un bien économique ou environnemental, mais également comme une ressource sociale, culturelle et ontologique. Elle demeure un facteur important dans la construction de l’identité sociale, dans l’organisation de la vie religieuse, dans la production et la reproduction des cultures. Dans ces conditions, la terre fait partie intégrante de la spiritualité même de la société. Ainsi, en les vendant, l’on rompt la chaîne culturelle » (Magazine radiophonique « Terres d’ici et d’ailleurs, Office de Radio et Télévision du Bénin - ORTB, Juin 2012

 

Bibliographie

AFP, Cameroun: une ONG dénonce un projet de culture de palmier à huile, 15 février 2012. http://farmlandgrab.org/post/view/20036

Alliance Sud, L'accaparement des terres, 12 mars 2010, http://www.alliancesud.ch/fr/documentation/dossiers/accaparement

Cafiero C., Statistiques de la sécurité alimentaire 2006-2008, FAO. http://www.fao.org/economic/ess/ess-fs/fr/

DOUARD F., Des paysans béninois disent non à l’accaparement des terres, 01 octobre 2010 http://www.bioenergie-promotion.fr/7691/des-paysans-beninois-disent-non-a-laccaparement-des-terres/

GRAIN, 400 cas d'accaparement de terres, 22 mars 2012 : http://www.grain.org/e/4482

GRAIN, Des investisseurs saoudiens seraient prêts à prendre le contrôle de la production de riz au Sénégal et au Mali, A contre courant, 28 novembre 2010. http://www.grain.org/e/3998

GRAIN, Le Millenium Challenge Corporation américain: l’Afrique livrée au big business, 13 avril 2010, Seedling, avril 2010. http://www.grain.org/e/4063

LAISHLEY R., Mainmise sur les terres africaines ? Magazine Afrique Renouveau, octobre 2009. http://www.un.org/fr/africarenewal/vol23no3/233-les-terres-africaines.html

MADAFIME, D.H. Magazine radiophonique « Terres d’ici et d’ailleurs ». Office de Radio et Télévision du Bénin - ORTB, Juin 2012. http://farmlandgrab.org/post/view/20953

OXFAM, Nouveau rapport Oxfam : main basse sur les terres agricoles et déni des droits, jeudi 22 septembre 2011. http://www.afrik.com/article23736.html

Via Campesina, Qu’est ce que la souveraineté alimentaire ?, Porto Alegre, 2003. http://www.abcburkina.net/fr/nos-dossiers/souverainete-alimentaire/359-la-souverainete-alimentaire-selon-le-mouvement-via-campesina


Pour aller plus loin :


Version PDF
URL to Article
https://farmlandgrab.org/post/20910
Source
GRAIN http://www.grain.org/e/4565

Links in this article