Journal du Net | le 08/01/2010
Malgré son immensité, la Chine ne cesse de voir ses surfaces cultivables diminuer. Du coup, elle achète à tout-va des terres à l'étranger et possèderait 2,1 millions d'hectares en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Australie. C'est l'illustration d'un phénomène en pleine expansion : des Etats ou des fonds d'investissement privés qui s'emparent de milliers d'hectares de terres exploitables hors de leurs frontières.
Réalisé par Céline DELUZARCHE, Journal du Net
Un phénomène de grande ampleur |
Les terres cultivables disponibles sont principalement situées dans les pays en développement. © JDN |
Selon les Nations unies, 30 millions d'hectares de terres auraient été achetés ou loués par des capitaux étrangers sur les trois dernières années. Soit la surface agricole de la France. Cette ruée vers l'or vert n'est pas prête de s'arrêter. D'après la FAO, sur 2,7 milliards d'hectares de terres cultivables dans le monde, seuls 1,5 milliard sont effectivement utilisés.
Or 80 % de ces terres disponibles sont situées en Afrique ou en Asie, dans des pays en développement. Pour ces derniers, l'afflux investissement représente une véritable opportunité pour développer leur agriculture et bénéficier de transferts techniques. Pour les pays riches disposant de peu de terrain, il s'agit de sécuriser leur approvisionnement alimentaire dans un contexte d'envolée des prix des produits alimentaires.
L'Afrique : des immenses terrains sous-exploités |
Le Soudan ou l'Ethiopie louent volontier leurs terres aux étrangers pour développer leur agriculture. © JDN |
Surfaces agricoles achetées ou louées en Afrique : le détail | ||||
Pays acquéreur | Surface (hectares) | Pays cible | ||
Chine (Etat, (ZTE) | 2 900 000 | Cameroun, RDC, Zimbabwe | ||
Egypte | 840 000 | Ouganda | ||
Arabie Saoudite | 710 117 | Mali, Soudan, Sénégal | ||
Corée du Sud | 690 000 | Soudan | ||
Inde | 602 000 | Ethiopie, Madagascar | ||
Emirats arabes unis | 408 000 | Soudan | ||
Etats-Unis (Jarch Capital) | 400 000 | Soudan | ||
Libye | 117 000 | Mali, Libéria | ||
Royaume-Uni (Lonrho, Trans4mation Agric-Tech, CAMS Group) | 80 000 | Angola, Tanzanie, Nigéria | ||
Qatar | 40 000 | Kenya | ||
Jordanie | 25 000 | Soudan | ||
Allemagne (Flora Eco Power) | 13 000 | Ethiopie | ||
Source : FAO, GRAIN, Reuters, GTZ, farmlandgrab.org, JDN |
L'Asie centrale : des friches à la merci des investisseurs |
L'Ukraine et la Russie sont des cibles privilégiées. © JDN |
Surfaces agricoles achetées ou louées en Asie : le détail | ||||
Pays acquéreur | Surface (hectares) | Pays cible | ||
Corée du Sud | 782 000 | Russie, Mongolie | ||
Suède (Alpcot Agro, Black Earth Farming) | 492 000 | Russie | ||
Emirats arabes unis (Abraaj Capital) | 324 000 | Pakistan | ||
Libye | 247 000 | Ukraine | ||
Suisse (Crédit Suisse) | 161 000 | Russie | ||
Royaume-Uni (Landkom) | 100 000 | Ukraine | ||
Danemark (Trigon) | 100 000 | Russie | ||
Chine | 87 400 | Russie, Kazakhstan | ||
Etats-Unis (Morgan Stanley) | 40 000 | Ukraine | ||
France (AgroGénération) | 22 000 | Ukraine | ||
Source : FAO, GRAIN, Reuters, GTZ, farmlandgrab.org, JDN |
L'Asie du Sud-est appréciée pour ses terres fertiles |
L'Asie du Sud-est est la destination privilégiée de la Chine et de pays pétroliers. © JDN |
Surfaces agricoles achetées ou louées en Asie du Sud-est : le détail | ||||
Pays acquéreur | Surface (hectares) | Pays cible | ||
Arabie Saoudite (Groupe Ben Laden) | 580 000 | Indonésie | ||
Chine (Etat, ZTE) | 443 000 | Australie, Cambodge, Laos | ||
Inde | 408 000 | Indonésie, Malaisie, Laos | ||
Vietnam (Vietnam Rubber Group) | 200 000 | Cambodge, Laos | ||
Qatar | 100 000 | Philippines, Cambodge | ||
Corée du Sud | 25 000 | Indonésie | ||
Bahreïn | 10 000 | Philippines | ||
Source : FAO, GRAIN, Reuters, GTZ, farmlandgrab.org, JDN |
L'Amérique du Sud, de vastes étendues à conquérir |
Des millions d'hectares de terres brésiliennes et argentines sont aux mains de capitaux étrangers. © JDN |
Les chiffres d'achats ou de location de terres agricoles disponibles pour le continent sud-américain sont a priori largement au-dessous de la réalité. Rien qu'au Brésil, de nombreux propriétaires ne déclarent pas leur nationalité dans les registres. Or, selon les statistiques de l'institut national de la colonisation et de la réforme agraire (Incra), 4 millions d'hectares de terres agricoles brésiliennes sont officiellement détenus par des étrangers. En Argentine, 10% des terres arables seraient entre les mains de capitaux étrangers, selon l'ONG Grain.
Il faut dire que la réglementation est très floue. Pour l'instant, il suffit de créer une entreprise brésilienne pour acheter des immenses étendues de terre. "On trouve même des terres publiques en vente sur des sites Internet étrangers", s'alarme Rolf Hackbart, le président de l'Incra, dans le journal Istoé. Un projet de limitation des ventes de terres aux entreprises dont les capitaux sont d'origine étrangère est d'ailleurs en cours d'examen par le Congrès. Le pays n'est pourtant pas exemplaire, puisque des cultivateurs de soja brésiliens accapareraient en toute illégalité des millions d'hectares au Paraguay.
Surfaces agricoles achetées ou louées en Amérique du Sud : le détail | ||||
Pays acquéreur | Surface (hectares) | Pays cible | ||
Italie (Benetton) | 900 000 | Argentine | ||
Inde | 634 000 | Paraguay, Argentine, Uruguay | ||
Allemagne (Deutsche Bank) | 117 000 | Brésil | ||
Japon | 100 000 | Brésil | ||
France (Louis Dreyfus Commodities) | 60 000 | Brésil | ||
Corée du Sud (Celltrion) | 48 000 | Argentine, Brésil | ||
Chine (Suntime) | 5 000 | Cuba | ||
Source : FAO, GRAIN, Reuters, GTZ, farmlandgrab.org, JDN |
Madagascar, symbole d'une "néocolonisation" |
Plus de 800 000 hectares de terres malgaches seraient sous contrôle étranger. © Emilie Jolivet |
Des projets d'acquisitions toujours en cours
Mais cet épisode n'a pas découragé les autres investisseurs. En janvier, le groupe indien Varun Industries a entamé les démarches pour louer sur une durée de 50 ans 232 000 hectares dans la région de Sofia, au Nord de l'île. Et si ses plans sont pour l'instant en suspens, un porte-parole de la firme a déclaré fin septembre 2009 au Times of India que les pourparlers étaient toujours en cours et s'affichait "optimiste". Or les trois quarts de ces terres sont déjà utilisées. Les paysans seraient donc contraints de la céder, ce qui ne manquerait pas de provoquer de nouvelles protestations.
L'Arabie Saoudite veut sécuriser ses approvisionnements alimentaires |
L'Arabie Saoudite a conclu toute une série de contrats pour produire elle-même des denrées alimentaires à l'étranger. © JLycke / Fotolia.com |
Le Cheik "bienfaiteur" de l'Ethiopie
Mais la manne est bien trop importante pour que les états pauvres d'Afrique la laisse passer. Le Cheik Mohammed Hussein Ali Al Amoudi, l'une des plus grosses fortunes d'Arabie Saoudite, est ainsi le premier investisseur en Ethiopie. Déjà très impliqué dans l'agriculture, il envisagerait d'exploiter 500 000 hectares de terres supplémentaires dans le pays.
La France, investisseur ou cible ? |
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Avec AgroGénération, Charles Beigbeder a déjà investi 30 millions de dollars pour louer des terres agricole ukrainiennes. © Bruno Monginoux / Agathe Azzis / JDN |
Les agriculteurs français partant à la retraite sans successeurs
Inversement, la France est-elle menacée par cette razzia planétaire ? Pas vraiment, car ce que recherchent les investisseurs, ce sont surtout des grandes surfaces. Or une exploitation française dispose de seulement 78 hectares en moyenne. De plus, les prix sont élevés : 4 500 euros par hectare environ. Il n'empêche : "de plus en plus d'Européens, notamment des Belges, Hollandais ou Britanniques s'installent en France", avertit André Barbaroux, le directeur général des Safer (Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural) dans le Figaro.
L'agriculture, nouveau terrain de jeu du privé |
La Deutsche Bank possède deux fonds d'investissement dédiés à l'agriculture. © Deutsche Bank. |
Les Etats et fonds souverains ne sont pas les seuls à vouloir racheter des terres agricoles. Les hedge funds et des banques se sont récemment lancés dans ce Monopoly mondial. Les marchés dérivés des matières premières agricoles sont jugés trop incertains, ce qui les incite à se tourner vers le foncier.
"Moissonner de l'argent"
Le fonds d'investissement américain Black Rock a ainsi créé un fonds spéculatif de 200 millions de dollars, dont 30 millions dédiés à des acquisitions de terre. "L'astuce est de ne pas se contenter de moissonner des récoltes mais de moissonner de l'argent", sourit ainsi Mikhail Orlov, le fondateur de Black Earth Farming, dans le Financial Times. Ce fonds d'investissement est déjà l'un des principaux cultivateurs de Russie, avec 331 000 hectares en sa possession.
Retour sur investissament garanti
Le fonds Global Farming Limited, créé par Dexion Capital, promet un retour sur investissement de 12 à 16%. Il prévoit d'acquérir 1,23 million d'hectares de terres pour la culture et l'élevage. Même des grandes banques généralistes investissent dans ce secteur, comme Barclays, Deutsche Bank, UBS ou Morgan Stanley. Au total, l'ONG Grain a dénombré 120 fonds spécialisés possédant des terres agricoles.
L'impossible régulation |
La FAO prépare des directives pour clarifier les transactions de terres. © FAO/Jon Spaull/FAO |
Les organisations mondiales et les ONG commencent à s'alarmer de l'ampleur du rachat des terres agricoles. Le problème, selon elles, c'est que ce sont les gouvernements des pays hôtes qui négocient directement les accords avec les investisseurs, sans consulter les populations concernées.
Or, en Afrique, "80 % des populations sont dépourvues de titres pour des terres qu'elles cultivent parfois depuis des siècles", explique Paul Mathieu, expert à la FAO, au site Pleinchamp.com. Au Kazakhstan aussi, les terres appartiennent encore majoritairement à l'Etat et sont louées par les paysans. Il est donc facile de les déloger.
"Pour que ces investissements soient une opportunité pour les populations, il faut qu'ils permettent un réel développement rural [...] et une diversification des sources de revenus pour les paysans", analyse Paul Mathieu.
La FAO prépare actuellement des directives pour "une gouvernance responsable" des modes de faire-valoir des terres, en collaboration avec ONU-Habitat et la Banque mondiale. "D'autres formes d'investissement comme l'agriculture contractuelle et les mécanismes de sous-traitance, peuvent offrir la même sécurité d'approvisionnement aux pays investisseurs", note la FAO. Dont les directives n'ont aucun pouvoir contraignant...