Terres préemptées, néo-colonialisme renforcé

CADTM | 14 juin 2010

par Nicolas Sersiron

Après la fin de l’esclavage, au temps des colonies, toutes les richesses exportables des pays soumis par la force des armes étaient accaparées par l’envahisseur européen. Quand tous les pays de la planète sont devenus officiellement indépendants, la finance a remplacé progressivement les armées d’occupation et pris le contrôle des économies du Sud. En 2010, 50 ans après la fin du colonialisme, alors que les indépendances africaines viennent d’être fêtées à Nice fin mai, le pillage des ressources des pays en développement (PED) n’a jamais été aussi intense. L’accaparement des terres, par lequel des États et des investisseurs privés louent ou achètent des dizaines de millions d’hectares de terres agricoles en Asie, Afrique et Amérique latine pour produire de la nourriture ou des agro-combustibles, renforce le pouvoir néocolonial sur les PED. Après avoir appauvri les peuples du Sud par une mainmise sur l’exploitation de leurs richesses, la finance internationale s’attaque maintenant à l’appropriation directe de leurs territoires.

Une chance supplémentaire pour le développement, vraiment ?

La communication dominante voudrait nous faire croire que l’acquisition de terres agricoles par des investisseurs privés ou publics est une opportunité pour le développement des PED : afflux des investissements directs étrangers (IDE), agriculture modernisée, emplois pour les habitants, transfert de nouvelles technologies, etc. Mais ce progrès a une forte odeur de féodalisme. Le seigneur européen avec ses serfs et ses fiefs, était-il si différent de la cour des anonymes aujourd’hui rassemblés autour du dieu dollar, ces actionnaires des compagnies transnationales, ou même les détenteurs des fonds souverains d’Etats étrangers ? Ces groupes, armés de leurs sacs d’or virtuels, s’approprient l’utilisation de terres sur lesquelles vivent et cultivent depuis des millénaires des peuples indigènes, sans leur demander leur avis. Les contrats se font le plus souvent dans l’opacité, et si les élites au pouvoir dans les pays concernés y trouvent bien plus que des compensations, les peuples vivant sur ces terres sont expulsés vers les bidonvilles ou des terres inexploitables sans dédommagement. Les paradis fiscaux sont le lieu privilégié de ces transactions, loin des processus démocratiques.

Quand on cherche l’intérêt de l’entité Madagascar dans la cession à la multinationale sud-coréenne Daewoo de plus d’1 million d’ha, on ne le trouve nulle part, même avec un œil bienveillant. Certes, quelques infrastructures routières seront construites pour l’exploitation agricole dédiée à l’export, quelques écoles et dispensaires, sûrement des puits, en fait quelques cataplasmes humanitaires. A l’inverse, l’intérêt de l’investisseur est aveuglant : terres fertiles offertes à la surexploitation productiviste, eau gratuite, pollution sans frais par les pesticides, les nitrates et les OGM, main d’œuvre corvéable à bas coût, exportation sans taxes, etc. Un rapport de la Banque mondiale, très attendu, démontrerait que ces cessions de terres, à 50% en Afrique, sont des transactions gagnantes-gagnantes, pour l’acheteur et le vendeur. Il semble qu’il soit malheureusement coincé dans un tiroir récalcitrant depuis plus de 6 mois... En lisant Offshore : Paradis fiscaux et souveraineté criminelle d’Alain Deneault, on comprend mieux qui profite de ces transactions dans le pays vendeur. C’est l’autre cour, celle des gouvernants du pays, qui s’anonymisent dans ces trous noirs de la finance. Ces paradis, organisés par et pour les riches prédateurs, sont en réalité des enfers pour les peuples du Sud expropriés.

Le dernier avatar d’une politique de domination, de confiscation et d’exploitation

Depuis bientôt 30 ans, la mise en faillite des économies fragiles de la majorité des pays du tiers monde par les banques internationales associées au FMI, a permis aux gouvernements du Nord et à la finance internationale de prendre une place prépondérante dans la gestion des économies du Sud. Celles-ci ont été soumises aux conditionnalités des PAS (plans d’ajustement structurel). Il faut regarder les mesures terribles imposées aux Grecs en 2010 pour comprendre. Car elles sont légères en comparaison de celles que subissent les populations des pays du tiers monde depuis 30 ans. Dérégulation, libéralisme, libre-échange faussé entre les puissantes entreprises du Nord et les petits producteurs du Sud, exportation obligatoire des ressources, remboursements de dettes illégitimes, mise sous tutelle des économies du Sud et appauvrissement pour les populations sont les résultats de ces politiques imposées de l’extérieur. En plus de 60 ans, la Banque mondiale, outil parfait de cette reconquête, n’a jamais fait le moindre prêt significatif en faveur du développement des populations et de l’agriculture paysanne. Ses financements visaient systématiquement l’augmentation des capacités des pays à exporter leurs matières premières, à travers les transnationales minières, pétrolières, agro-industrielles, forestières. Jamais un prêt pour transformer ces matières premières avant l’export et ainsi créer une plus-value et des emplois dans le pays producteur. Aujourd’hui, la Banque mondiale parachève cette politique meurtrière en matière d’agriculture en donnant un vernis de légitimité à ces opérations d’accaparement des terres. En effet, l’institution s’est lancée dans la définition d’un code volontaire de conduite censé encadrer ces contrats, mais comme le soulignent les signataires de l’appel « Pour un arrêt immédiat de l’accaparement des terres ! ! », il ne s’agit ni plus ni moins que de « réduire les risques d’explosions sociales » en rendant cette confiscation « ’socialement acceptable’ ».

Corruption et contrats léonins

Les contrats de cession des terres, largement déséquilibrés, sont le produit d’un système profondément injuste et inégal qui a permis et permet, en usant de la corruption, la signature de contrats léonins qui renforcent les asymétries au profit des puissants. Les premiers bénéficiaires de ces contrats sont les entreprises transnationales (ETN), qui ont pu maximiser leurs profits en minimisant les coûts d’achat des ressources des PED (lire Les confessions d’un assassin financier du repenti John Perkins). Les profits des ETN seraient très fortement réduits sans la corruption et les stratégies d’évasion fiscale. De plus, si les vrais coûts des désastres environnementaux (pollutions des eaux et des terres, radioactivité, défrichements sauvages des forêts, réchauffement climatique, destruction des habitats naturels des populations, etc.) n’étaient pas externalisés et que les ETN devaient les payer, ce serait tout l’édifice des profits, basé sur la domination et l’exploitation, la surconsommation, le gâchis de biens, qui serait remis en cause. Pourquoi ces externalités restent à la charge des pays pourvus en ressources naturelles mais restés très pauvres ? Sans doute parce qu’ils sont affaiblis soit par des chaos politiques organisés, soit par des dictatures à répétition voire subissent des guerres civiles instrumentées (comme en RDC) qui fragilisent leurs États et appauvrissent leurs populations, minant ainsi leurs capacités de résistance. Les paysans affaiblis, désinformés ou trompés ont alors du mal à s’opposer aux ventes de leurs terres. Les gouvernements du Sud endettés et corrompus par les acheteurs sont prêts à céder une part importante de la base de vie de 70% de leur population. L’accaparement des terres est la suite logique des désastres de la reconquête néocoloniale. Beaucoup de ces pays avaient déjà vendu leurs réserves halieutiques sans comprendre qu’ils ne récupéreraient, en fin de contrat, que des mers vidées de tous leurs poissons. De même, ils ne retrouveront que des terres vidées de toute fertilité.

Retour à la terre

Depuis 30 ans, l’oligarchie financière a réussi à renforcer son pouvoir et ses avoirs. Dans l’impossibilité d’obtenir le retour de bénéfice souhaité de 15% par an en investissant dans des processus industriels débouchant sur de nouvelles surproductions, les banques ont créé des produits financiers complexes. Elles ont cru ou fait croire aux investisseurs qu’elles avaient trouvé la martingale pour accroître leurs profits sans fin. Pourtant la finance serait tombée très bas si les peuples ne l’avaient sauvée par leurs impôts et la force de leur travail. Plombée par les subprime et la crise immobilière, elle a ensuite spéculé sur les matières premières, y compris alimentaires, mais les prix sont eux aussi retombés. La terre agricole apparaît alors comme le refuge le plus sûr pour les grands actionnaires de ces fonds d’investissement et de pensions, de ces banques et autres assurances. La spéculation trouve là un terrain plus solide, avec une population planétaire en constante augmentation et des besoins en aliments grandissants.

La terre fertile se fait rare. Plusieurs phénomènes liés à la recherche du profit se conjuguent actuellement pour lui redonner de la valeur. Les agrocarburants occupent des surfaces de plus en plus importantes. En 2010, la majorité de la population mondiale se nourrit en moyenne de 20% de protéines animales pour 80% de protéines végétales. Cet équilibre alimentaire émet peu de gaz à effet de serre (GES), nécessite beaucoup moins de surfaces agricoles (il faut en moyenne 7 protéines végétales pour produire une protéine animale) et procure une meilleure santé |1|. Pourtant, la folie du modèle alimentaire occidental, impliquant la surconsommation de protéines d’origine animale (80% animales vs 20% végétales) se propage dans les pays émergents, par contamination mimétique. Le Brésil est devenu le premier exportateur de viande et d’éthanol du monde, mais au prix d’une déforestation massive de l’Amazonie… et la demande continue d’augmenter. N’oublions pas que l’élevage occupe directement ou indirectement 70-80% des terres utilisées par l’agriculture et produit 20% des GES.

Désertification des terres agricoles

La surconsommation alimentaire de 25% des habitants de la planète en produits carnés entraîne une surexploitation des sols. Et alors que cette mode de la viande s’étend, que la population augmente, les terres agricoles disparaissent3. La gravissime érosion éolienne et hydrique des terres labourées, en particulier dans les grandes plaines d’Amérique du Nord, du Kazakhstan ou d’Asie, la salinisation de très grandes surfaces de terres surexploitées avec des engrais chimiques en Inde et en Chine en particulier, le pompage sans limites des nappes d’eaux fossiles en Arkansas et ailleurs, le changement climatique dévastateur pour l’agriculture australienne, entraînent une forte réduction des surfaces disponibles et fertiles. Depuis 20 ans, chaque année, 15 millions d’ha de forêts sont détruits pendant que 12 millions d’ha sont désertifiés. Par comparaison, la France dispose de 29 millions d’ha cultivables.

On comprend l’engouement pour les terres dans un modèle où le profit divinisé dépend ici de productions agricoles. Mais est-il acceptable que dans des pays où des centaines de millions d’humains sont en manque chronique de nourriture, des entreprises ou des Etats achètent des terres pour nourrir leur bétail ou leurs voitures ? Le modèle occidental de suralimentation carnée, lié à l’agrobusiness, les transports individuels fonctionnant aux nécrocarburants, sont déjà responsables de plus de 50% des GES. Si l’accaparement des terres continue à ce rythme, combien de centaines de millions d’humains sous-nutris, quelle surface supplémentaire de terres désertifiées, de forêts détruites et combien de degrés en plus demain ?

Notes

|1| Lire Le Rapport Campbell de T.Colin Campbell et Thomas M. Campbell.
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