L'accaparement des terres, un phénomène mondial

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Dominique Caouette
Relations | août 2016

L'accaparement des terres, un phénomène mondial

par Dominique Caouette.
 
Texte publié dans le numéro d’été de la revue Relations. L’auteur, professeur au Département de science politique de l’Université de Montréal, est coordonnateur du Réseau d’études des dynamiques transnationales et de l’action collective (REDTAC).
 
L’accaparement des terres a pris de l’ampleur à l’échelle planétaire avec les crises alimentaire et financière de 2007-2008. Il oppose principalement des États et des entreprises aux populations rurales. 
 
Aujourd’hui, les processus d’accaparement des terres (parfois aussi appelés « acquisition massive des terres ») mobilisent et préoccupent de plus en plus les collectivités rurales et paysannes, non seulement du Sud, mais aussi du Nord. Bien qu’il n’existe pas de données absolues, on estime aujourd’hui qu’entre 43 et 45 millions d’hectares de terres (voir <landmatrix.org> ) sont touchés par ces processus, par ailleurs en nette progression. On peut parler d’accaparement lorsqu’il y a capture ou prise de contrôle (ou les deux à la fois) d’importantes étendues de terres et d’autres ressources naturelles. Cela peut se faire en utilisant différents mécanismes qui nécessitent d’importants investissements de capitaux en vue de modifier l’utilisation de ces ressources à des fins extractives. D’une part, cette marchandisation de la terre et son exploitation intensive – souvent sous la forme de monocultures parfois destinées aux marchés domestiques, mais habituellement aux marchés extérieurs – sont les conséquences de la triple crise – alimentaire, énergétique et financière – de la première décennie du XXIe siècle. D’autre part, ces accaparements sont aussi la conséquence directe des pressions grandissantes qu’exercent des groupes d’investisseurs et de pays émergents, entre autres ceux du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), pour l’accès et le contrôle des ressources naturelles.
 
Les crises alimentaire et financière de 2007-2008 et celle, plus récente, des hydrocarbures, entre autres évènements, ont eu pour effet de mettre en évidence la dépendance alimentaire de plusieurs pays envers des fournisseurs externes. La recherche de nouvelles formes de sécurité alimentaire et énergétique a poussé une diversité d’acteurs dans une « ruée vers les terres[1] ». L’accaparement des terres adopte depuis de nombreux visages, allant de l’achat ou de la location de surfaces terriennes entre acteurs privés jusqu’à à l’achat de terres à l’État à des fins de conservation. Deux caractéristiques principales font en sorte qu’il est difficile de circonscrire le phénomène : le caractère souvent secret de ces transactions, qui se sont historiquement déroulées à l’insu du public, et sa nature extrêmement changeante au fil du temps et des situations.
 
Conflits, tensions et vulnérabilité
 
Ce qui est certain, toutefois, c’est que le phénomène provoque des tensions, des conflits et qu’il fragilise de nombreuses populations ainsi que des écosystèmes. Comme le soulignait un chef traditionnel de village en Guinée-Bissau, aux prises avec une compagnie espagnole ayant accaparé 2000 hectares pour la production de riz destiné à l’exportation alors que le pays doit importer cette denrée chaque année : « Nous sommes inquiets parce que nous ne savons pas combien de temps ils vont occuper nos terres[2] » – ces terres essentielles à leur mode vie et à leur alimentation.
 
Plus souvent qu’autrement, les tensions liées aux acquisitions et à la concentration de terres entre les mains de grands joueurs – géants agroalimentaires, fonds d’investissement privés, spéculateurs fonciers, entreprises minières, compagnies parapubliques, grandes chaînes hôtelières pour les zones côtières, mais aussi élites nationales et fonctionnaires de l’État – s’articulent aujourd’hui autour de deux conceptions divergentes du développement économique et de la justice sociale.
 
La première, axée sur la croissance économique néolibérale, prône l’exploitation des ressources naturelles à des fins d’exportation pouvant permettre la génération de nouvelles richesses. Mais cette logique conduit à la limitation de l’accès à la terre et à la concentration des bénéfices économiques entre les mains des acquéreurs.
 
La seconde conception défend plutôt les impératifs de protection des écosystèmes et des communautés rurales face aux projets extractivistes, la spéculation sur les terres ou leur transformation en monoculture agro-industrielle, notamment en plantations à croissance rapide comme celles de palmiers à huile (qui servent à la production d’huile à cuisson, de cosmétiques et de biocarburants). Ces nouvelles cultures à grande échelle contribuent souvent à la dégradation de milieux écologiques fragiles, que ce soit par la déforestation, la pollution des eaux et des sols ou l’appauvrissement des surfaces cultivables, tous ces facteurs augmentant les risques de désastres naturels.
 
Par ailleurs, de véritables conflits, parfois très violents, souvent asymétriques, aux règles et aux contours flous, marquent aussi les processus d’accaparement des terres. Ils opposent souvent de larges segments des populations rurales vulnérables à des investisseurs qui possèdent des capitaux, des contacts dans la sphère politique et financière, mais aussi une armada d’avocats capables de mener de longues batailles juridiques. Les analyses du phénomène de l’accaparement des terres se concentrent à juste titre sur ces conflits de type « vertical », c’est-à-dire opposant l’État et/ou les entreprises extractives qu’il commandite aux populations locales dont le mode de vie dépend de la soutenabilité de la gestion des ressources naturelles. Toutefois, il importe aussi de saisir les dynamiques de type « horizontal » qui opposent entre elles différentes composantes des populations rurales. Des divergences sur ce qui constitue la meilleure manière de moderniser l’agriculture ou de s’enrichir créent parfois des failles au sein des collectivités dont profitent les investisseurs pour obtenir des concessions foncières. Les impacts environnementaux liés à une exploitation intensive non durable des ressources foncières et la détérioration des écosystèmes que certaines pratiques occasionnent alimentent les conflits. Enfin, les divergences entre la planification gouvernementale et l’application des directives sur le terrain forment le principal défi des projets de gestion des ressources naturelles et du territoire.
 
Les impacts sociaux des accaparements sont par ailleurs multiples. Ils sont souvent la conséquence d’un modèle de développement basé sur une application imparfaite des droits de propriété. Cette situation exclut la mise en place de véritables réformes agraires et entraîne des déplacements de population, des difficultés d’adaptation liées à la relocalisation de communautés sur de nouvelles terres et, plus généralement, l’accroissement généralisé des inégalités socioéconomiques. Il arrive même parfois que ces problèmes, aussi paradoxal que cela puisse paraître, soient occasionnés par les programmes de conservation et de gestion des ressources naturelles promus par les États dans le cadre d’engagements internationaux, tels les programmes et initiatives « REDD » (Réduction des émissions liées à la déforestation et la dégradation des forêts), financés par les Nations unies et des pays donateurs et appuyés par plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) internationales de conservation. Ces projets mènent parfois à l’appropriation de terres par l’État et à l’expulsion des communautés paysannes qui y pratiquent une agriculture mixte, afin de faire place à des projets massifs de reforestation avec des essences d’arbres non autochtones ou peu utiles aux populations locales[3]. Cela fait en sorte que des organisations et des communautés rurales se retrouvent en opposition les unes avec les autres (celles, par exemple, qui souhaitent bénéficier de la manne financière en travaillant sur des plantations contre celles qui souhaitent maintenir une agriculture vivrière), y compris lorsque les formes de résistance des populations sont moins virulentes, comme dans les régions où les risques de répression sont plus élevés. Dans ces cas, la stratégie privilégiée par bien des acteurs communautaires/locaux qui cherchent à gagner ou à protéger leur accès à la terre consiste à trouver des points d’entente entre les groupes communautaires et les autorités locales.
 
Pour complexifier davantage les choses, au système de relations tripartites entre les communautés locales, les entreprises et l’État, évoqué plus haut, s’ajoute l’apport constant des ONG. Le rôle de ces organisations dans la constitution d’alliances visant à accompagner certaines populations dans le développement et la promotion de revendications spécifiques sur les questions d’accès à la terre est considérable. Si leur poids a été particulièrement important dans le cadre de mouvements agraires destinés à favoriser et sécuriser un meilleur accès à la terre pour les paysans les plus marginalisés, les ONG sont aujourd’hui confrontées, elles aussi, au dilemme entre conservation et développement rural alors que ces deux missions étaient au départ perçues comme compatibles.
 
Quoi faire ? Qui y gagne ? Trois scénarios
 
Face aux acquisitions massives, il existe plusieurs positions qui vont d’un extrême à l’autre – de totalement favorables à absolument opposées – en passant par des positions de « compromis ». Olivier De Schutter, rapporteur sortant des Nations unies pour le droit à l’alimentation, a identifié trois scénarios : le scénario de transition, le scénario de coexistence et le scénario des réformes[4].
 
Le premier scénario favorise une transition, dans les pays du Sud, d’un système agraire composé de fermes familiales vers un système de grandes fermes industrielles, qui passe par la concentration et des acquisitions massives de terres. Cette vision est certes dominante parmi certains investisseurs privés mais ne reçoit que très peu d’attention de la part des agences internationales, des ONG ou des milieux académiques, mis à part quelques exceptions. 
 
Le deuxième scénario, celui de la coexistence, est celui que défendent des institutions telles l’International Food Policy Research Institute, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) et la Banque mondiale. Celles-ci mettent de l’avant le principe de coexistence voulant qu’il soit possible d’instaurer un système agricole « gagnant-gagnant » entre les investisseurs, les gouvernements hôtes et les communautés rurales. Selon une étude-phare[5], réalisée pour le compte de la Banque mondiale, il serait possible de faire coexister l’agriculture familiale et les grandes propriétés agricoles. Si elle reconnaît que les risques de dérapage sont bien réels, cette étude souligne que, bien encadrée, l’acquisition de grandes superficies de terres agricoles par des investisseurs locaux ou internationaux représenterait une chance à saisir pour les gouvernements hôtes de même que pour les agriculteurs et les ruraux en périphérie de ces terres.
 
Dans cette même logique, la Banque mondiale dresse une liste de « Principes pour des investissements agricoles responsables ». Les organisations qui proposent cette approche s’appuient sur l’idée que les transactions en vue d’acquérir des terres ne peuvent être bénéfiques que si les investisseurs et les pays hôtes respectent un certain « code de conduite » volontaire.
 
Le troisième scénario, celui des réformes, affirme que l’hypothèse voulant qu’il soit possible de faire coexister les deux formes d’agriculture est fausse et néfaste pour les populations locales tout comme pour les pays hôtes. Selon ceux et celles qui défendent cette position (organisations paysannes, ONG impliquées dans le développement rural durable, groupes de recherche militant pour la souveraineté alimentaire, spécialistes des enjeux agraires), la coexistence ne parvient pas à protéger le droit à la terre des usagers, ne garantit pas une plus grande sécurité alimentaire (de nombreuses transactions servant pour l’exportation ou la production de biocarburants) et un code de conduite volontaire ne suffit pas à réguler le phénomène. Pour Olivier De Schutter, ce scénario des réformes demeure le plus avantageux pour les agriculteurs des pays hôtes. Ainsi, il propose une approche basée sur le droit et sur des investissements orientés vers l’agriculture familiale plutôt que vers de grandes exploitations hautement capitalisées. Bien que plus complexe, car nécessitant une concertation avec les communautés paysannes et une coordination des politiques de développement rural entre différentes agences gouvernementales, ce scénario est de toute évidence non seulement le plus durable, mais aussi celui qui s’inscrit le mieux dans une perspective de justice sociale et d’éthique environnementale.
 
 
Un phénomène complexe
 
En somme, comprendre les accaparements de terre requiert aujourd’hui une véritable rigueur intellectuelle et un engagement citoyen. D’une part, les relations de pouvoir et de légitimité qui tracent et déterminent les contours de ces processus sont complexes. Souvent les catégories binaires habituelles (entrepreneurs agricoles vs petits producteurs, législations nationales vs codes de conduite internationaux, ONG vs firmes multinationales, conservation vs exploitation) ne suffisent plus et peuvent mêmes devenir contreproductives. Il devient alors utile de réinvestir les questionnements éthiques sur les droits de citoyenneté, la participation démocratique, la durabilité écologique et la justice sociale. Déjà, nombre de luttes militantes et de résistance paysanne ont mis de l’avant des projets alternatifs de gestion des ressources qui sont à la fois durables et équitables. Des mouvements paysans en réseau comme Via Campesina ou encore des regroupements de chercheurs indépendants comme GRAIN ou le Transnational Institute font écho à ces résistances tout en enrichissant notre compréhension du phénomène.
 
Notes
 
[1] Voir « Le commerce de la faim : les grandes entreprises persistent et signent », rapport de GRAIN, 2009.
 
[2] « Fièvre verte. À qui la terre ? À nous la terre ! ». Documentaire coproduit par la COPAGEN, Inter Pares et le REDTAC, 2005, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=Z2YA3D-kE9A
 
[3] Voir Molly Kane, « Le cas de Green Resources en Ouganda », Relations, no 777, avril 2015, p. 20.
http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=3530&;title=le-cas-de-green-resources-en-ouganda
 
[4] O. De Schutter, « How not to think of land-grabbing : three critiques of largescale investments in farmland », The Journal of Peasant Studies, vol. 38, no 2, 2011.
 
[5] K. Deininger et D. Byerlee, « Rising Global Interest in Farmland : Can it yield sustainable and equitable benefits ? », Banque mondiale, 2011.
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