Coca-Cola, Nestlé, Wilmar, APP... La petite organisation qui veut « verdir » les multinationales les plus mal famées

Observatoire des Multinationales | 17 février 2014

Coca-Cola, Nestlé, Wilmar, APP... La petite organisation qui veut « verdir » les multinationales les plus mal famées

 par Fred Pearce

Au cours de l’année 2013, plusieurs grandes multinationales qui constituaient des cibles traditionnelles des ONG, comme Coca-Cola, le géant de l’huile de palme Wilmar ou le forestier APP, ont annoncé en fanfare qu’elles se convertissaient à des politiques d’approvisionnement responsable. Pour Yale Environment 360, le journaliste Fred Pearce dresse le profil de The Forest Trust (TFT), une petite firme de consultance qui aide ces grands groupes mal famés à rendre leurs pratiques plus durables - et qui ne paraît pas (encore ?) totalement discréditée dans les milieux écologistes. Greenwashing ou changements concrets ?

Cet article a été publié initialement en anglais par Yale Environment 360, tous droits réservés. Traduction : Olivier Petitjean.

Pour quiconque s’intéresse au comportement des grandes entreprises mondiales, 2013 aura été une année extraordinaire. Sous la pression des ONG, une flopée de firmes multinationales, leaders mondiaux dans leurs industries respectives, ont pris des engagements sans précédents d’amélioration de leurs pratiques environnementales et sociales. Il y a au moins une chance que leurs promesses ne soient pas du « greenwashing » et que, comme le dit une personne impliquée, « on puisse leur maintenir le couteau sous la gorge, pour une fois ».

Cette personne est Scott Poynton, fondateur et directeur d’une organisation environnementale dont vous n’avez probablement jamais entendu parler, The Forest Trust (TFT). Si quelqu’un détient la clé de la question de savoir s’il s’agit d’un véritable tournant pour la durabilité ou d’un nouveau coup de propagande du big business, c’est Poynton. En ce moment même, dans la foulée des annonces des grandes entreprises, c’est Poynton qui a la capacité de leur garder le couteau sous la gorge.

En novembre, l’une des principales marques globales - avec une solide réputation de poursuivre ses propres intérêts commerciaux sans états d’âme - a annoncé qu’elle souhaitait rejoindre les rangs des « gentils ». Coca-Cola, le plus important acheteur de sucre au niveau mondial, a déclaré qu’elle cesserait de s’approvisionner auprès des fournisseurs qui n’adhéreraient pas à ses nouvelles lignes directrices sur la protection des droits fonciers. Ces lignes directrices stipulent une « tolérance zéro pour l’accaparement des terres » et le respect des droits fonciers coutumiers des groupes et communautés traditionnels.

Cet engagement a été pris auprès d’Oxfam, l’ONG internationale d’aide et de développement d’origine britannique, qui avait lancé une campagne contre l’accaparement des terres des firmes sucrières et d’autres acteurs. Pour démontrer son sérieux, Coca-Cola a promis de publier des évaluations indépendantes de l’impact social, environnemental et sur les droits humains de ses activités et de celles de ses fournisseurs. Un cadre d’Oxfam m’a déclaré : « Nous étions stupéfaits. Ils ont été au-delà de ce que nous demandions. »

Quelques mois auparavant, la firme Asia Pulp and Paper (APP), le principal producteur mondial de produits à base de papier, basé à Jakarta, a fait une annonce similaire - avec potentiellement des implications majeures pour les forêts d’Asie du Sud-est. L’entreprise, qui exploite les forêts primaires d’Indonésie pour alimenter ses usines géantes, était depuis longtemps la cible des militants. Mais en février dernier, elle a promis de cesser immédiatement toute coupe de forêts naturelles aussi bien de son propre fait que par ses filiales et ses fournisseurs. L’entreprise a dit qu’elle s’approvisionnerait désormais dans des plantations et que « là où de nouvelles plantations seraient projetées, APP respectera les droits des peuples indigènes et des communautés locales, y compris les droits fonciers coutumiers ». Les promesses d’APP, dont la mise en oeuvre sera contrôlée par TFT, ont paru suffisantes à Greenpeace. L’ONG a suspendu sa campagne internationale contre l’entreprise, qu’elle accusait de « réduire en pulpe la planète ».

Mais l’engagement dont la portée sera peut-être la plus considérable en dernière instance est intervenu en décembre. Le principal négociant mondial d’huile de palme, Wilmar, basé à Singapour, s’est engagé à faire en sorte qu’aucun de ses fournisseurs ne soit plus impliqué dans la déforestation ni la destruction de tourbières. Là aussi, TFT participera à la supervision de l’entreprise, afin de s’assurer que ces promesses seront tenues. Dès lors que les fournisseurs de Wilmar, comme le souligne Poynton, représentent 80% de l’huile de palme mondiale, cette initiative peut changer radicalement la donne dans une industrie qui est probablement la principale cause de déforestation en Asie du Sud-est.

L’engagement de Wilmar n’est pas tombé du ciel. Il est la conséquence des efforts et des campagnes des ONG pour rendre plus propre la chaîne d’approvisionnement d’un ingrédient que l’on retrouve dans un tiers des aliments transformés. Et il a suivi de près l’annonce, le mois précédent, du géant de l’agroalimentaire Unilever, qui est le principal client de Wilmar et le principal acheteur mondial d’huile de palme. Unilever a promis que d’ici la fin 2014, elle aurait rendu entièrement traçable sa chaîne d’approvisionnement, pour s’assurer que sa promesse de ne plus contribuer à la déforestation serait tenue. On peut dire que Wilmar n’avait pas vraiment le choix.

Quoi qu’il en soit, la situation devient intéressante. Les entreprises et les investisseurs les plus importants au monde commencent à mettre à profit leur position de leaders sur leur marché pour pousser les standards vers le haut, plutôt que vers le bas. Depuis la distribution et en remontant la chaîne, ils exigent de leurs fournisseurs qu’ils mettent de l’ordre dans les pratiques. Peut-il en résulter une « course vers le haut » ?

Tout le monde n’est pas convaincu. Les beaux discours sont faciles, et d’autres leaders mondiaux ont déjà fait des promesses similaires par le passé. En 2012, le géant minier Rio Tinto a déclaré qu’il solliciterait désormais le « consentement préalable libre et informé » des communautés locales avant se lancer dans de nouveaux mégaprojets miniers. Mais il s’est avéré que les gouvernements nationaux, désireux d’exploiter leurs ressources, ont permis à Rio Tinto de contourner cet engagement.

L’ONG Human Rights Watch affirme que Rio Tinto participe encore au déracinement de communautés paysannes pour faire la place à des mines de charbon au Mozambique. Et les promesses de Rio Tinto n’ont certainement pas empêché des militants du monde entier de se rendre à son Assemblée générale annuelle à Londres en avril dernier pour dénoncer la manière dont leurs terres et leurs points de vue sont piétinés.

Quelqu’un doit donc s’assurer que les destructeurs de forêts vierges et les accapareurs de terre repentants sont à la hauteur de leurs promesses. Pour le moment, le mieux placé pour être ce « quelqu’un » est Poynton, un Australien bravache, ancien forestier, qui a fondé TFT en 1999. Cette organisation à but non lucratif, avec des bureaux en Suisse et en Grande-Bretagne, a été mandatée par Wilmar, APP, le géant de l’agroalimentaire Nestlé, et une ribambelle d’autres entreprises pour s’assurer qu’elles tiennent leur parole. Il dit qu’il serait ravi de recevoir un coup de téléphone de Coca-Cola. Et loin d’être considéré comme un agent de greenwashing, pour l’instant du moins, il bénéficie de la confiance de quelques-uns des activistes environnementalistes et sociaux les plus virulents à l’heure actuelle.

Dans le milieu des ONG, on dit souvent que Greenpeace et le TFT ont une sorte de complicité informelle dans le cadre de laquelle elles se partagent le rôle du « bon flic » et du « mauvais flic ». Lorsque les entreprises dont la réputation a été mise en pièces par Greenpeace crient merci, les rainbow warriors leur conseillent d’aller discuter avec Poynton.

Que cela soit vrai ou non, Nestlé s’est tournée vers TFT après que sa barre chocolatée Kit-Kat, qui contient de l’huile de palme des forêts indonésiennes, ait subi les foudres de Greenpeace. En 2010, l’ONG a diffusé une publicité dévastatrice contre la firme, dans laquelle un morceau de la barre chocolatée se transformait en un doigt ensanglanté d’orang-outang. Huit semaines après, Nestlé annonçait un accord avec TFT.

Que fait donc au juste TFT ?

C’est une firme de consultance à but non lucratif pas comme les autres. Son site web propose aux entreprises un « partenariat en matière de responsabilité sur la chaîne d’approvisionnement ». Avec certaines firmes, il ne s’agissait que d’une mission de consultance conventionnelle, par exemple pour les aider à respecter les standards de certifications vertes comme le Forest Stewardship Council (FSC) ou la Table-ronde sur l’huile de palme durable. Par exemple, TFT travaille depuis 2004 en RDC avec la firme forestière très controversée Congolaise Industrielle des Bois pour l’aider à respecter les règles du FSC.

Mais, récemment, certaines entreprises ont commencé à afficher des objectifs plus ambitieux. Outre ses engagements environnementaux, Wilmar a accepté, avec l’aide de TFT, d’adopter une politique d’« exploitation zéro » de sa force de travail et de consentement préalable libre et informé en matière d’utilisation des terres.

« Nous ne sommes pas des auditeurs », explique Poynton. « Nous ne disons pas non plus aux entreprises ce qu’elles doivent faire. Nous les aidons à développer des réponses aux enjeux qui les intéressent. Nous les aidons à inventer des politiques dont elles soient satisfaites, et ensuite nous allons sur le terrain avec eux pour construire leur capacité de mettre en oeuvre ces politiques. » Avec APP, explique-t-il, il aura fallu douze mois rien que pour concevoir la politique.

Poynton insiste sur le fait qu’il n’est pas là pour jouer un rôle de faire-valoir. « Nous sommes pénibles, agaçants, et stricts. S’il y a des problèmes, nous dénonçons l’accord. C’est ce que nous faisons lorsque des entreprises ne sont pas sérieuses et ouvertes avec nous - lorsque nous apprenons sans cesse de nouvelles choses par les médias, par exemple. » Il souligne que TFT a mis fin à ses discussions avec un établissement financier d’envergure mondiale (qu’il n’a pas souhaité nommer), parce que celui-ci ne voulait pas révéler la liste de ses clients.

Mais Poyton se déclare prêt à rester aux côtés de firmes à la réputation sulfureuse, s’il pense que leurs efforts sont sincères. Il donne en exemple une entreprise publique indonésienne qui exploite des forêts de teck sur l’île de Java, Perum Perhutani. TFT a passé six ans à essayer de concevoir un projet pour cette entreprise. Il était rémunéré par des distributeurs européens et nord-américains qui vendent des meubles fabriqués avec le bois de Perhutani. Dans le même temps, des employés de la compagnie tiraient sur les villageois qui pénétraient illégalement dans ses forêts pour couper des arbres.

« De nombreux militants ont dit que nous ne devrions pas travailler avec Perhutani », dit-il. « Mais lorsque nous avons obtenu un accord en 2009, les fusils ont disparu de la forêt très rapidement. Personne n’a été tué depuis. On a tenu bon, et j’en suis fier. »

Y a-t-il un risque que TFT devienne un jour une firme de consultance comme les autres, plus intéressée à protéger l’image des entreprises et à s’assurer des nouveaux clients que de leur tenir le couteau sous la gorge ? Poynton dit que cela n’arrivera jamais. « Aucune chance. Bien sûr, la frontière est parfois étroite entre greenwashing et changement réel. Nous l’acceptons. Souvent, nous devons nous fier à notre instinct pour savoir si nous devons ou non continuer à travailler avec une entreprise. »

Aucun des militants d’ONG auxquels j’ai parlé ne conteste la sincérité de Poynton. Il n’en reste pas moins que cela donne beaucoup de pouvoir à une seule organisation - et à un seul individu. Et j’ai entendu des murmures de mécontentements parmi les ONG qui se vouent à la protection des forêts et des droits des gens qui y vivent, et en vivent. Elfian Effendi, de l’organisation Greenomics Indonesia, dit que TFT « promeut la violation des lois relatives à l’exploitation des forêts » en donnant feu vert à son partenaire Golden Agri Resources pour poursuivre le défrichement de forêts sur de vastes concessions d’huile de palme dans la province du Kalimantan central - lesquelles sont en même temps, de manière déboussolante, classifiées par le gouvernement indonésien comme des forêts.

Ils rechignent à se fier à l’instinct de Poynton sur la confiance à accorder aux entreprises. Ils aimeraient en savoir plus sur les accords qu’il passe avec les firmes, si possible en rendant les contrats publics en ligne. Et ils aimeraient des informations détaillées sur les chaînes d’approvisionnement, afin qu’ils puissent s’assurer eux-mêmes de la véracité des prétentions des entreprises. Et là où TFT conseille des firmes sur les moyens de mettre fin à des conditions de travail exploitatrices ou d’obtenir le consentement des communautés locales à des transactions foncières, ils pensent que les communautés devraient elles aussi participer au processus.

Certains critiques soulignent que les promesses environnementales peuvent entrer en conflit avec les promesses sociales. La nouvelle politique de protection de la forêt développée par le géant de l’huile de palme Golden Agri Resources, avec l’aide de TFT et le soutien de Greenpeace, risque fort de tomber dans ce travers. Marcus Colchester, de l’organisation britannique Forest Peoples’ Programme, affirme que l’application de cette politique dans les forêts du centre de Bornéo a conduit à une interdiction de la pêche et d’autres activités traditionnelles des communautés locales qui revendiquent elles aussi un droit sur ces forêts. Qui parlera pour elles ?

Poynton est sensible à ces critiques. « Je ne vais pas révéler la teneur de mes contrats, mais je suis prêt à discuter avec les ONG », dit-il. Il pense que certain de ses critiques ont choisi la facilité en condamnant le monde de l’entreprise plutôt que s’y confronter. Et il est convaincu que sa propre approche vaut la peine d’être suivie. L’enjeu, selon lui, va bien au-delà des relations publiques - il s’agit de changer la nature même des entreprises.

Certains dirigeants d’entreprise le comprennent. Ils se rendent compte qu’afin de prospérer à long terme, ils ont besoin de chaînes d’approvisionnement durables pour leurs matières premières, et de marques à l’abri des risques réputationnels. Unilever, la principale firme mondiale de l’agroalimentaire et des produits d’hygiène, s’est engagée à réduire par deux son impact environnemental d’ici 2020. Son patron Paul Polman déclarait l’année dernière : « Si une entreprise veut s’assurer de sa longévité, la meilleure garantie est d’être utile à la société. Ces principes ont été oubliés ces dernières années, et nous voulons les remettre au goût du jour - pour le plus grand bien de tous. »

Mais si les grandes marques avec des réputations à perdre peuvent être malléables, qu’en est-il des autres ? Les optimistes espèrent que les leaders mondiaux peuvent jouer un rôle de pionnier et entraîner les autres dans leur sillage. Les pessimistes craignent que les autres ne considèrent les prétentions éthiques de leurs concurrents comme un signe de faiblesse, et s’empressent d’en tirer profit. Il y a donc un enjeu considérable à ce que le rival traditionnel de Coca-Cola, PepsiCo, suive le mouvement, à ce que l’autre géant asiatique de l’huile de palme Olam fasse cause commune avec Wilmar, et à ce qu’APP soit rejointe par sa rival Asia Pacific Resources.

S’agit-il vraiment d’un tournant - d’un moment où la « course au moins-disant » en matière d’éthique commerciale se transforme en course au mieux-disant ? Nous le saurons bientôt.

Fred Pearce

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